MOT DE L’AUTEUR
J’ai commencé à écrire cette histoire, quelques années après avoir fait une rencontre qui a changé ma vie. Malgré la distance que nous avons toujours gardé dans notre amitié, cette personne a beaucoup compté dans mon évolution de jeune adulte. Elle m’a enseigné quelque chose d’inestimable, et “Please don’t die” est ma manière de la remercier, symboliquement, en sensibilisant le public sur une question qui lui tient à cœur. L’un des personnages est d’ailleurs en partie inspiré par elle.
À travers cette œuvre, je souhaite aborder une problématique qui, à cette époque, touche beaucoup de gens. Vous comprendrez rapidement de quoi il s’agit en poursuivant votre lecture. J’espère que cette fiction pourra apaiser les lecteurs et qu’elle les aidera dans leur cheminement personnel.
Ne perdez pas espoir, la lumière nous attend toujours au bout du tunnel !
*
— Protège-toi avec ton bouclier ! … Sors ton arme ! … Place deux coups et recule ! … Bois une potion !
Il continuait inlassablement à donner des instructions dans un rythme effréné. Et à chacun de ses ordres, le soldat en armure s'exécutait aussitôt, lui accordant une confiance aveugle. Les ténèbres entouraient le duo dans son long périple vers l'inconnu, et seule une minuscule fée, brillant telle une lanterne, leur permettait de s’orienter. Lors des combats, la lumière se mettait à clignoter et à virevolter, perturbée par la violence des coups d’épée et des chocs sur les boucliers. Alors, pour l'observateur attentif, seuls le fracas des armes, les cris de son personnage et les reflets sur l’armure en acier lui permettaient de suivre l’action.
Une coupure, tout aussi soudaine qu'étrange, interrompit leur marche dans l’immense terre enneigée de Frostenheim.
Le duo se retrouva alors au sommet d'une montagne, confronté à un gigantesque dragon. La bête se dressa et déploya ses ailes dans un fracas assourdissant, faisant vibrer l’air autour d’eux. Ses yeux incandescents fixaient le duo d’un regard menaçant, et son souffle brûlant provoquait la fonte de la neige sous ses pattes. Visiblement, le monstre semblait prêt à attaquer.
Suite à une nouvelle instruction du joueur, le soldat sortit un arc de son équipement et tira des flèches de glace. Mais cette tentative désespérée n’infligea aucune blessure au terrible boss, dont la puissance et la défense dépassaient de loin les capacités du guerrier en armure, encore trop peu expérimenté pour affronter un tel adversaire.
Mort par brûlure, mort par chute accidentelle, mort par écrasement… Les échecs se multipliaient pour le pauvre soldat dans ce combat sans merci. Et à chaque fois, il fallait tout recommencer. Tout le long périple dans les ténèbres, toute la succession de combats fastidieux, toute la périlleuse exploration jusqu’à la montagne.
Et là, contre le boss, la mort le frappait de nouveau.
Une impatience grandissait chez le joueur, qui lui ordonnait d'esquiver les faibles mobs (1), afin de prendre le chemin le plus rapide vers l’ascension montagneuse. Mais c'était courir encore plus vite vers la défaite… Le manque d’expérience, d’armes et d’objets rendait le combat contre le dragon presque impossible !
Sans surprise, les Game Over s’enchaînaient, et à l’approche du vingtième échec successif, un événement s'apprêtait à bouleverser l’association du duo.
Pour la première fois, le soldat agonisant ôta son casque de métal avant de s'effondrer au sol, la cage thoracique déchiquetée par les griffes de la bête. Un flux de sang s'écoulait de son armure et à chaque toussotement, un filet rougeâtre s'échappait de ses fines lèvres. En réalité, le soldat s’avérait être une frêle jeune femme. Elle était brune, aux yeux noirs, et portait un petit grain de beauté sous l’œil droit. Son teint d’une blancheur extrême ainsi que son regard empli de détresse trahissaient la terrible douleur qu’elle endurait.
La mourante prit une inspiration complète, se préparant à utiliser ses dernières forces afin d'accomplir un geste inédit.
De sa propre initiative, elle se tourna lentement vers le joueur afin de lui parler.
— Même dans un jeu vidéo… tu es incapable de me protéger, Sena… ! Tu n’es qu’un menteur qui ne tient pas ses promesses !!
Sena se réveilla en sursaut.
Il était assis sur l’une des places en tissu moelleux de la rame de métro. Des travailleurs en costume, des lycéens en uniforme, et une multitude d’inconnus au visage figé l’entouraient. Peu à peu, le jeune homme reprenait ses esprits. Il était sept heures du matin, et il se rendait au bureau, comme une grande partie des passagers du wagon.
— Encore ce rêve ? souffla-t-il, fatigué.
Le voyageur avait vraiment eu l’impression de se trouver dans un autre monde… Deux minutes après son réveil, il était encore troublé par ce songe aux sensations étrangement authentiques. Dans le même temps, sa tête restait engourdie, à cause du manque de sommeil de ces derniers jours et des mouvements réguliers de la rame.
Le train, bondé mais silencieux, roulait sur une longue section à ciel ouvert en suivant le tracé habituel de la ligne Yamanote. À travers les larges fenêtres, des immeubles se succédaient sans fin, mêlant architectures modernes et façades vieillissantes, entrecoupées d’espaces verts où des arbres dénudés s’élevaient comme des sculptures figées. Parfois, le paysage était masqué par un autre train surgissant sur la voie adjacente. Le véhicule projetait une ombre dans le wagon, puis s’éclipsait aussi rapidement qu’il était arrivé, dévoilant de nouveau Tokyo, qui défilait sous un ciel d’un bleu pâle encore voilé par la brume matinale.
Il ne restait plus que deux arrêts avant Shinjuku Station. En attendant leur gare de destination, la majorité des voyageurs avait les yeux rivés sur leur téléphone. Les quelques réfractaires lisaient un livre, un magazine, ou bien fixaient le vide d’un regard morose tout en évitant celui de leurs voisins. Imitant ces derniers, Sena chercha aussi un point à fixer. Il tourna la tête vers la droite et s’attarda finalement sur une jeune femme rousse, assise quelques places plus loin.
Elle était l'exception à cette scène ennuyeuse du quotidien, de par sa teinture atypique, sa tenue entièrement noire et son occupation insolite. En appuyant ses avant-bras sur ses cuisses, cette étonnante passagère dessinait tranquillement sur un carnet à croquis, alors que le casque blanc couvrant ses oreilles l’isolait de la foule environnante. Avec un splendide sourire aux lèvres, elle semblait savourer un instant d’inspiration, tandis que sa main droite glissait avec précision pour ajouter les dernières touches de couleur à sa création. Intrigué, Sena se redressa afin de jeter un coup d'œil au dessin.
Il n'avait jamais rien vu de tel ! De par l’énergie qui s’en dégageait, ce croquis donnait l’impression de transcender le papier. Le premier plan de la feuille était parsemé de flocons de neige aux couleurs pastel : roses doux, bleus apaisants, verts délicats et jaunes lumineux. En arrière-plan, un paysage nocturne était illuminé par une aurore boréale éclatante. Et au bas de l’image, une femme au style médiéval, levait ses yeux vers ce spectacle arc-en-ciel, alors que ses longs cheveux et une nuée de flocons étaient emportés par un puissant souffle.
La femme était le point le plus intriguant de ce dessin… En effet, au milieu de cette explosion de couleurs, seul ce personnage demeurait en noir et blanc. C’était comme si le mouvement d’air avait emporté ses émotions et son énergie, avant de la laisser cruellement en marge de ce monde fabuleux. Une vive tristesse envahit Sena en observant ce contraste saisissant…
Il était surprenant qu'une personne puisse produire une telle œuvre d'art en si peu de temps, surtout dans un lieu aussi inconfortable et bondé qu'un métro. Le jeune homme semblait être le seul passager à avoir remarqué cette prouesse. Il hésitait à interrompre la mystérieuse artiste pour lui demander l’exacte signification de son dessin, qui, en quelques instants, avait dissipé le souvenir du lourd rêve qu’il venait d’expérimenter. Il réfléchissait à la meilleure manière de l’aborder, alors que celle-ci avait presque terminé sa touchante création. Mais avant qu’il n’ait pu trouver les mots adéquats, le signal de la station retentit dans la rame.
— Shinjuku Station, Shinjuku Station ! annonça la voix du haut-parleur.
Les portes s'ouvrirent et une vague de voyageurs sortit du train. Sena et l’inconnue se levèrent aussi. Toutefois, en quittant le wagon, il remarqua que la jeune femme avait simplement changé de place pour une autre plus isolée. Pendant que la foule se dispersait autour de lui sur le quai, Sena demeura figé, ses yeux rivés sur le véhicule qui reprenait doucement son voyage. À travers la vitre, il aperçut une dernière fois la femme rousse, penchée sur son croquis. Son doux sourire s’était envolé, et d’une façon déconcertante, des larmes silencieuses coulaient sur ses joues.
Le train s’éloignait.
Toujours immobile, le jeune adulte fut frappé par un terrible regret. Cette dernière vision lui avait confirmé l’existence d’une mélancolie chez cette femme, une mélancolie qui semblait résonner avec son propre quotidien. L’âme de Sena avait ressenti l’irrésistible besoin de lui parler, comme si les deux passagers auraient pu se comprendre et s’apaiser avec un regard, un sourire, quelques paroles, et un au revoir. Pourtant, après plusieurs minutes d’hésitation, il avait gardé le silence…
Et maintenant que le train avait disparu au loin, il était trop tard… Dans une ville de quatorze millions d'habitants, il était presque certain que Sena ne reverrait plus jamais la mystérieuse rousse, ni son art si singulier.
Chapitre 1 : Des flocons de joie et de tristesse.
Après une heure de voyage, Sena avait finalement retrouvé le confort de son cher bureau. L’air revigorant du chauffage central venait envelopper son corps et ses mains gelées, dissipant peu à peu la sensation de froid qu’il avait gardé de l’extérieur. L'accueillante assise de son fauteuil similicuir semblait parfaitement épouser les contours de son dos, tandis que la surface lisse et familière de sa table en bois offrait un large espace facilitant l’écriture. Depuis son arrivée, Sena griffonnait frénétiquement sur un calepin toutes les idées qui fusaient en lui, pendant qu’il était encore inspiré par la fascinante rencontre qu’il venait de faire.
Yumeno Sena, vingt-neuf ans, était game designer au sein de Nightfall Games, un modeste studio de jeu vidéo d’une quarantaine d’employés. Malgré son âge, le jeune homme occupait déjà un poste à responsabilités et central dans le développement, puisqu’il devait concevoir et structurer les éléments clés du gameplay (2). En étroite collaboration avec les équipes artistiques, il s'assurait aussi que les visuels et l'ambiance générale étaient en harmonie avec les mécaniques de jeu.
Le projet sur lequel travaillait la petite équipe se nommait Forbidden to die, un Souls like (3) novateur, se déroulant dans un univers médiéval fantastique. Comme son nom l'indique, ce titre brisait l’un des piliers fondamentaux du jeu vidéo, “le Game Over”. Le principe était le suivant : en cas d'échec, la partie en cours s'interrompait brutalement, mais contrairement à un jeu vidéo classique, cette fin était définitive et obligeait donc le joueur à recommencer toute l'expérience depuis le début ! Comme dans la vraie vie, après un échec, aucun retour en arrière n’était possible !
Ainsi, le jeu s’inscrivait dans la lignée des récents titres hardcore tels que Sekiro, Elden Ring, et Dark Souls, mais il poussait le défi encore plus loin, en reprenant cette difficulté propre aux premières générations de jeux vidéos avec l’absence de l’option “continuer la partie”. Au milieu d’un marché dominé par des titres accessibles et grand public, ce retour à des expériences oldschool séduisait de plus en plus les joueurs exigeants. Il semblait donc fort probable que ceux-ci adoptent également Forbidden.
Toutefois, le projet en était encore à ses débuts et de nombreux défis restaient à surmonter, notamment l’équilibre fragile entre la difficulté et le plaisir offerts par le jeu, l’inexpérience de la plupart des salariés dans le milieu du jeu vidéo, et surtout les finances précaires du studio. À ce propos, l'avenir demeurait inquiétant… Il n’était plus un secret pour personne que les comptes de Nightfall avaient basculé dans le rouge depuis plusieurs mois. Cette situation s’éternisait et s’aggravait tellement, que chacun au sein de l'équipe allait jusqu'à se demander si Forbidden to die finirait par sortir un jour.
Malgré ce contexte difficile, Sena mettait toute son énergie à l’œuvre, au point de négliger certains aspects de sa vie personnelle. Pour lui, ce projet ne se limitait pas à un simple travail, c’était plutôt un rêve de jeunesse, devenu si grand, qu’il en avait fait le centre de son quotidien. Un choix assez radical que son meilleur ami, Ono Daisuke, allait encore lui reprocher sur Line (4).
— Yo ! Aujourd’hui, c’est soirée speed dating ! On est huit en tout, dont quatre beautés qui n’attendent que toi. Je suis persuadé qu'il y en aura une pour te plaire !
— Non pas envie... répondit Sena de la façon la plus brève possible, ne dissimulant pas son manque d'enthousiasme.
— Mec… à ce rythme-là, tu vas finir tout seul… Les années filent et tu approches bientôt de la trentaine. Tu crois pas qu'il serait temps de rencontrer quelqu'un ?
— Et toi, t'es pas déjà marié ?! Alors pourquoi tu participes encore à des sessions de speed dating ?? Tu veux que je raconte tout à Yuki, c’est ça ?!
— Mais pour qui tu me prends, idiot ?! C'est elle qui a eu l'idée de cette soirée ! Elle s'inquiète vraiment pour toi et demande régulièrement de tes nouvelles… Du coup, Madame "la chef" m'a confié la mission d’accompagnateur afin d’éviter que tu te désistes encore à la dernière minute.
Sena répondit simplement par un smiley au visage dubitatif. Mais le message suivant de Daisuke le fit sortir de ses gonds.
— Je dis ça pour ton bien, il est temps que tu avances mec ! Madoka n’aurait pas aimé te voir ainsi !
D’un geste vif, Sena balança son smartphone sur l'une des piles de documents qui jonchaient son bureau, irrité par Daisuke et sa manière de lui forcer la main en évoquant Madoka. Pourquoi tout le monde tenait tant à ce qu’il se marie ? Après son père, voilà que c’était au tour de son meilleur ami de l’agacer avec ces histoires. Dans ce moment de frustration, alors qu’il essayait tant bien que mal de retrouver son inspiration, Sena entendit la voix du directeur s’élever dans le bureau.
— S'il vous plaît, votre attention tout le monde !
Le studio était un vaste open space rassemblant tous les collaborateurs dans un même lieu. Chaque employé disposait d’un “box”, un espace de travail individuel, délimité par des cloisons basses, qui créaient une séparation partielle et une certaine intimité visuelle, tout en permettant les échanges. Ainsi, à l’appel du directeur, sa voix leur parvint facilement et les dizaines d'employés se levèrent, avant de l’observer en silence. À en juger par leurs visages, il était évident qu'une certaine angoisse les pesait et qu’ils redoutaient l’annonce d’une mauvaise nouvelle.
Le directeur, Ishikawa Masato, figure de proue et propriétaire du studio, n’avait que trente-cinq ans. Avec sa tenue décontractée et son t-shirt aux motifs mangas, il paraissait encore plus jeune qu’il ne l’était. Malgré son statut, il se distinguait par sa simplicité naturelle et son caractère accessible, entretenant ainsi un lien authentique avec ses équipes. Cette attitude, combinée à sa profonde passion pour le jeu vidéo contribuait à sa popularité auprès des employés, dont l’âge moyen était de vingt-huit ans. Très estimé, le chef se démarquait aussi par son style de management flexible, fondé sur trois maîtres mots : liberté, confiance et épanouissement.
— Avant notre réunion prévue à quatorze heures, je vais prendre un petit instant pour vous présenter de nouvelles recrues venues renforcer nos rangs.
À côté de la silhouette arrondie d’Ishikawa, une dizaine de personnes étaient alignées. L’une après l’autre, elles se présentèrent brièvement : nom, âge, métier, expérience. Très vite, un point commun émergea ! Ces nouveaux membres venaient tous du studio fifteen, là où avait brillé le célèbre Mugen, concepteur de génie dont la renommée était sans précédent dans le monde du jeu vidéo. On lui devait des titres incontournables tels que Silent Echo, Shadow Gate, Lost Signal, et Endless Run, des expériences vidéoludiques ayant toutes révolutionné l’industrie avec des innovations majeures.
Mais au lieu d’expliquer pourquoi ces recrues avaient intégré Nightfall, le directeur au ventre arrondi sembla chercher quelqu'un du regard.
— Hum, vous n’auriez pas vu Genki-san ?
Tout le monde l'aida dans sa recherche de celle qui devait être la dixième et dernière personne à rejoindre l’équipe. En vain. Plusieurs secondes s’écoulèrent, sans le moindre signe de sa présence. Puis, alors que le directeur était sur le point de conclure son intervention, de bruyants bruits de pas raisonnèrent dans le couloir. Le martèlement se fit de plus en plus prononcé avant que la porte du studio ne s’ouvre d’un grand coup sec.
— Huf… Excusez-moi… Huf… pour le retard, … je suis… Huf… vraiment désolée … !
Une femme avait fait irruption dans le studio. À peine le seuil de la porte franchi, elle s’immobilisa afin de reprendre son souffle. Cette attitude suggéraient qu’elle avait couru sur une longue distance, d'ailleurs, sa stature élancée semblait être parfaite pour un tel sport. Mais l’imposante pochette à dessin qu’elle portait sous l’épaule avait sûrement dû l'handicaper dans son effort. En se précipitant pour rejoindre le directeur, à gauche de l’entrée, elle heurta la cloison d’un des box avec ce chemisier. Elle perdit alors l’équilibre, et les dizaines de dessins qu’elle transportait dans sa pochette s’éparpillèrent au sol. Tout en l’aidant à les ramasser, les employés à proximité ne manquèrent pas d’y jeter un coup d’œil curieux.
— Flûte !! Je voulais vous les montrer pendant ma présentation ! S'il vous plaît, ne les regardez pas, c'était censé être une surprise !! s'écria la jeune femme d’un ton enfantin.
L’attitude spontanée et peu conventionnelle de Genki fit sourire les membres de Nightfall, avant qu’ils ne finissent tous par éclater de rire. Le groupe se laissa facilement emporter par ce moment de légèreté inattendu, une bouffée d’air frais bienvenue dans le quotidien anxiogène du studio. Par ailleurs, même le directeur semblait sur le point de succomber à un fou rire. Avec difficulté, il déployait toute son énergie afin de garder un certain sérieux, tandis que la dixième recrue s’efforçait de ramasser ses dessins.
— Je… vous présente Gen… Genki Akane. Elle est la dixième personne… à nous rejoindre et comme vous avez pu le constater… elle… elle déborde d’énergie, dit Ishikawa en tentant de camoufler son rire nerveux, avant de tousser un bon coup et de reprendre. Genki-san est concept artist…, elle s'occupera du design des personnages et… de la création des décors. Je vous prie de bien vouloir vous montrer patients face à son côté un peu… désinvolte. Vous le verrez, elle possède un talent… indéniable.
Sena fut alors interpellé par un de ses voisins :
— Bah, dis donc, je crois qu'on va bien rigoler avec celle-là !
Mais Sena garda le silence. Lors de la présentation, et en dépit de la cacophonie générale, le game designer avait maintenu une expression des plus sérieuses. Ses yeux étaient restés grands ouverts et n’avaient pas cligné une seule fois. Aussi, le stylo qu'il avait utilisé pour noter le nom de ses nouveaux collègues lui était tombé des mains, alors qu’il avait cherché à digérer une information déconcertante. À sa grande surprise, Sena connaissait la femme qui se donnait involontairement en spectacle devant toute l’équipe… Il s’agissait de l'artiste rousse qu’il venait de croiser dans le métro !
*
Comme prévu, après la pause déjeuner, tous les employés se retrouvèrent en salle de réunion afin d’aborder des éléments cruciaux pour la suite du projet “Forbidden to die”. Debout sur l’estrade, Ishikawa réajusta ses lunettes avant de continuer son discours.
— Nous entrons dans une période cruciale pour la suite de notre aventure ! Comme vous le savez, les finances du studio sont au plus mal, et à ce rythme, nous devrons bientôt mettre la clé sous la porte… C’est pourquoi je vous ai réunis aujourd’hui, pour aborder quelques informations capitales.
Il marqua une pause, scrutant les visages devant lui.
— À ce sujet, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer...
Tout le monde resta suspendu à ses lèvres tandis que le directeur semblait prendre son temps pour prolonger le suspense.
— S’il vous plaît, ne jouez pas avec nos nerfs, patron ! Dites-nous tout, lança une voix légèrement tremblante dans l’assemblée.
— Matsumoto, une bonne histoire doit comporter son lot de tensions, pas vrai ? Celle de notre studio ne fait pas exception !
Le moment était peu propice à une réflexion morale, et la plupart des salariés ne tinrent pas compte de l’effet recherché derrière cette réplique, attendant plutôt la suite. Légèrement déçu, le directeur laissa cela de côté et décida de commencer par la bonne nouvelle. Il prit une inspiration, puis lâcha l’information, parfaitement conscient de la réaction qu’elle allait provoquer dans l’assemblée.
— Nous avons plusieurs investisseurs intéressés par notre projet et par un éventuel rachat du studio !
L’étonnement et la joie remplacèrent progressivement l’angoisse sur les visages. Puis suivit l’euphorie, avec des cris de bonheur et de longs applaudissements. En temps normal, dans le milieu impitoyable du jeu vidéo, la nouvelle d’un rachat était surtout perçue comme une mauvaise chose. Mais dans le cas de Nightfall, c’était la dernière solution avant la faillite et les licenciements.
Ishikawa continua sur sa lancée.
— Ce n’est pas tout ! Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a cinq ans, Mugen-sensei a été promu en tant que président de Blackstone, l'éditeur qui détient le studio Fifteen. Et bien, je vous annonce qu’aujourd’hui, Blackstone est l’un des potentiels acheteurs dont je vous ai parlé ! C’est d’ailleurs pour cette raison que Mugen nous prête dix de ses jeunes talents. Son but est de nous aider dans la production de Forbidden, mais aussi de leur offrir une expérience professionnelle avec davantage de responsabilités.
— Mugen…?! Mugen s’intéresse à notre jeu ?! demanda une voix abasourdie au premier rang.
— Oui, en personne, reprit Ishikawa. Toutefois, il reste encore à le convaincre de sa valeur effective, et de notre capacité à concevoir d’autres titres dans ce genre à l’avenir.
À cette confirmation, une vague d’applaudissements plus forte que la précédente secoua la salle. Certains se levèrent même de leurs chaises et échangèrent des gestes de félicitations. À les voir, on aurait cru que le studio était déjà sauvé. Selon eux, si un génie tel que Mugen s’intéressait à un projet aussi modeste, cela témoignait du fort potentiel de Forbidden to die et, par conséquent, du talent de ses concepteurs. À elle seule, cette pensée insuffla un élan d’optimisme et de motivation dans le groupe, ce dernier étant particulièrement sensible aux signaux positifs.
— Pour convaincre Mugen ou d’autres investisseurs, nous allons devoir impérativement faire nos preuves ! Certes, ils ont montré un intérêt pour notre jeu, mais ils ont aussi fait part de leurs doutes… Selon eux, nous sommes trop inexpérimentés pour créer un titre à succès.
Sans attendre, le directeur annonça la suite.
— C’est pourquoi nous allons produire un trailer pour le prochain salon de Tokyo !
Lorsqu’on associait Tokyo et événement de jeu vidéo, on pensait systématiquement au Tokyo Game Show (5). Avec deux cents mille visiteurs en moyenne et la présence des médias du monde entier, ce salon offrait une vitrine médiatique exceptionnelle pour l’ensemble des titres présentés. Dans le cas de NightFall, participer à un salon grand public était une occasion en or d’attirer le regard des joueurs, mais aussi de convaincre les acteurs de l’industrie grâce aux éventuels retours positifs sur internet. Toutefois, n’y avait-il pas un quiproquo autour des derniers propos d’Ishikawa ? Au vu de la situation du studio, ne serait-il pas question d’un tout autre événement ?
— Patron, vous parlez de la prochaine édition du TGS ? C’est bien cela ? demanda toujours la même voix au premier rang, frappée par un doute.
Mais la question était vaine au vu de la remarque faite en introduction de la réunion…
— Je vous l’ai dit, nous ne tiendrons pas plus de quelques mois, et encore moins jusqu’à septembre. Vu notre situation d’urgence, l’objectif est donc bien la Spring Game Expo de mars, dans environ quatre mois. Et c’est la mauvaise nouvelle que je voulais vous annoncer…
Un silence s’abattit encore sur l’équipe… Les regards se croisèrent, perplexes et perdus. L’ampleur du choc était palpable et tous les employés eurent le même raisonnement :
“En si peu de temps, comment allons-nous produire un trailer digne de ce nom ? Surtout que Forbidden se trouve encore dans un stade de développement très précoce… C’est certain ! Dans ces conditions, nous ne pourrons jamais convaincre des pointures de l’industrie comme Mugen…”
Une voix commença à exprimer sa négativité, mais une autre, plus aiguë, vint aussitôt l’interrompre.
— Mais c’est quoi ces têtes déconfites ?! Reprenez-vous, bon sang !!
Discrète jusque-là, Genki Akane s’était soudainement levée, ses cheveux roux attachés en queue de cheval.
— Forbidden est l’un des concepts les plus novateurs que j’ai vu ces dernières années ! Son principe m’a tout de suite emballée et c’est bien pour cette raison que j’ai accepté de vous rejoindre… Mais bordel, ouvrez les yeux !! Même Mugen-sensei a montré son intérêt pour votre jeu ! Alors qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?!
Face à la confiance affichée par cette nouvelle venue, qui n’était pourtant qu’une concept artist, un sourire se dessina sur le visage du directeur. Il la laissa poursuivre son intervention.
— Donnons notre maximum jusqu'à la SGE afin de n'avoir aucun regrets ! Certes, personne ne veut perdre son boulot, ni voir le fruit de ses efforts tomber à l’eau. Mais même si nous échouons, au moins, nous aurons pu partager notre vision artistique avec un maximum de gens. Et c’est loin d’être insignifiant ! Il y a tout un tas de talents qui rêveraient d’avoir une telle opportunité au moins une fois dans leur vie !
Elle conclut sur une touche d’humour.
— Et puis, avec la jeune et talentueuse Genki Akane dans vos rangs, vous pouvez être certains que vous allez cartonner ! Laissez-moi faire ! Mon inspiration légendaire va les envoûter ! dit-elle en posant une main sur son torse et en levant légèrement une jambe, d’une manière théâtrale.
Depuis le début de la réunion, Sena était resté au côté d’Ishikawa, attendant patiemment qu’on lui cède la parole. C’était lui qui avait inventé le concept de Forbidden to die, et on le considérait naturellement comme le numéro deux au sein du studio. Il était donc temps pour lui de s’exprimer. Avant la réunion, il avait imaginé que l’annonce des quatre mois allait assommer le personnel. Il s’était donc préparé à un exercice des plus difficiles afin de les remotiver. Mais soudainement, les employés affichaient un sourire apaisé et attendaient ses propos avec enthousiasme. L’intervention d’Akane semblait avoir eu un effet radical !
La rousse lui adressa un signe en V avec ses doigts, un geste célébrant le succès de son audacieux speech de motivation. Légèrement surpris, Sena se racla la gorge avant de commencer son discours sur un ton beaucoup plus solennel que le précédent.
— Pour ce trailer, nous allons devoir être les plus convaincants possible. L’objectif est de présenter de façon claire le principe de notre jeu et de susciter la curiosité du public. Ainsi, si je devais résumer Forbidden en un seul mot, ce serait “survie”, c’est certainement le terme qui définit le mieux l’esprit de notre jeu. Il est donc essentiel que cet aspect soit présent dans chaque domaine du trailer : dans la complexité du gameplay, mais aussi dans la tension sonore, dans la cruauté de l’intrigue, et enfin, dans l'obscurité de l’esthétique. Avec cet ensemble, chaque spectateur doit être en capacité de saisir le message de notre jeu.
La prise de parole en public n’était pas le point fort de Sena. Et contrairement à la prestation de Ishikawa et de Genki, il sentait peu à peu l’attention de ses collègues se dissiper. C’était humiliant ! Surtout suite à un tel élan... Pourtant, il demeurait le plus à même de valoriser Forbidden. Après tout, ce concept s’appuyait sur une partie de sa vie et de son triste passé.
Sena continua, inspiré par une approche plus émotionnelle.
— Nightfall… signifie la tombée de la nuit. Et celle-ci rime souvent avec peurs et dangers. Je ne le cache pas, tout comme vous, je suis régulièrement pris d’angoisses quand je pense à nos galères. Certaines nuits, je n’en dors pas, et je cogite dans l’obscurité de ma chambre pendant des heures et des heures. Il m’arrive même de rêver du jeu… Avoir peur c’est quelque chose d’humain ! Mais comme l’ont dit Ishikawa-san et Genki-san, nous devons garder un esprit positif ! Alors, au lieu de cacher ces émotions à tout prix, pourquoi ne pas les utiliser à notre avantage ? La survie on connaît très bien, c’est notre quotidien à NightFall ! Ici, chaque journée peut être la dernière, et chaque nouvelle nuit peut symboliser la fin de notre studio, de notre jeu et de notre rêve.
Il reprit sa respiration avant de continuer avec une voix plus intense.
— Chers collègues, utilisons notre créativité pour retranscrire nos émotions et produire le meilleur trailer possible ! Si nous sommes ici c’est que nous avons tous l’ambition de créer notre propre jeu vidéo. Alors, allons-nous abandonner en cours de route ? Impossible ! Pour ma part, je ne l’accepterais pas ! Ce trailer est peut-être notre dernier combat. Mais tant que le jour continuera à se lever, il restera encore de l’espoir. Alors, comme Igor, survivons à la tombée de la nuit et chaque jour, rapprochons nous un peu plus de notre rêve !
Igor était le nom du personnage principal. Et l’analogie employée par le jeune game designer avait fait mouche, provoquant une dernière vague d’applaudissements. Les troupes de survivants étaient soulagées et se donnaient du courage avant de retourner au front pour se replonger dans leur mission. De son côté, Akane abordait un sourire satisfait, visiblement convaincue par les mots qu’elle venait d’entendre.
Les chances de la revoir après le métro avaient été infimes, quasiment inexistantes. Et pourtant, elle se trouvait maintenant face à Sena. En l’observant assise au quatrième rang, il avait encore du mal à croire que l’artiste rousse était désormais sa collègue de travail et que dorénavant, ils se verraient de façon quotidienne…
*
La journée suivante marquait le début du décompte. C’était le 27 Novembre, et il restait cent vingt jours avant la Spring Game Expo. Cette échéance imposait un rythme de travail soutenu et poussait chacun à tout donner, même si cela signifiait s’épuiser à la tâche et ne plus compter les heures passées au bureau.
Comme la veille, Genki Akane arriva d’une manière énergique et peu conventionnelle. Mais cette fois-ci, il fallait noter que la jeune artiste était bien à l’heure.
— Bonjour amis survivants ! Prêts à en découdre dans cette nouvelle journée ?
— Bonjour Akane-chan !! répondirent plusieurs voix d’un ton amical.
Elle n’avait rien à voir avec la jeune femme silencieuse et mélancolique du métro. Akane rayonnait et son énergie revigorait les quelques employés qui avaient dormi sur place. En cette nouvelle journée, elle portait une tenue mêlant des nuances de blanc et de noir, mais son style gothique était encore plus évident que la veille. Un fard à paupières sombre et un rouge à lèvres audacieux la mettaient en valeur, tandis qu’un collier, des boucles d’oreilles et plusieurs bracelets venaient parfaire son style.
Contrairement à d’autres studios de l’industrie et aux normes strictes des entreprises japonaises, ce lieu demeurait plutôt permissif en matière de règlement. Tenue vestimentaire décontractée, coupe de cheveux extravagante, personnalisation originale du bureau, port d’écouteurs, tout cela ne posait aucun problème au chef. En réalité, l’objectif caché derrière cette philosophie était de créer un environnement de travail, où chacun se sentirait à l’aise et pourrait laisser libre cours à sa créativité. Et bien évidemment, Akane ne se privait pas de cette situation, affichant un style vestimentaire audacieux qui semblait être le prolongement naturel de son art, parfaitement en phase avec les besoins créatifs du projet. Le directeur avait bien saisi tout l’enjeu de son épanouissement et semblait être prêt à lui accorder encore plus de libertés qu’à d’autres employés. Selon lui, elle était la pièce maîtresse qui allait apporter une identité visuelle unique au jeu, une identité déterminante pour le succès de Forbidden. Et au vu de ce qu’il avait observé dans le métro, Sena voulait bien le croire.
Malgré son statut de recrue, la jeune rousse s'était déjà intégrée à l’équipe. Ce midi-là, elle s’était mêlée à un groupe de cinq collègues à la cafétéria, et après avoir partagé les saveurs de leurs plateaux-repas dans un tumulte de rires, les conversations s’enchaînaient désormais d’un ton posé. L’artiste rousse possédait une curiosité naturelle et une aisance relationnelle qui lui permettaient de participer à n’importe quelle discussion, même lorsqu’elle ne maîtrisait pas le sujet. Et si son côté solaire et accessible la rendait immédiatement attachante, elle ne manquait pas pour autant de caractère. Akane n’hésitait jamais à partager ses idées ni à exprimer clairement ses divergences d'opinion, comme à cet instant :
— Désolée, mais je ne suis pas d’accord ! L’industrie japonaise a besoin de diversité ! Si on continue à ignorer les talents étrangers, on va juste recycler les mêmes idées jusqu’à l’épuisement.
Les discussions tournaient autour du travail et du jeu vidéo, mais celles-ci s’égaraient parfois vers des sujets plus légers : la mode, le cinéma, ou même les relations entre hommes et femmes. D’ailleurs, Akane semblait avoir beaucoup de choses à reprocher à la gente masculine, ce qui piqua la curiosité de Sena. Assis seul à la table du fond, il s’était surpris à tendre l’oreille et à suivre l’intégralité des débats. Lorsque son bento fut terminé, il se leva et céda poliment sa place à un groupe qui venait d’arriver. Mais sans raison particulière de rester là, il n’eut d’autres choix que de quitter la salle. En passant près d’Akane, toujours absorbée par sa discussion, il eut le sentiment qu’elle n’avait pas, une seule fois, prêté attention à sa présence…
Après plusieurs jours, et malgré leur récent statut de “collègues”, les deux adultes ne s’étaient toujours pas adressé la parole. Cela s’expliquait par la grande quantité de travail attribuée à chacun, mais aussi par les emplacements opposés de leurs box au sein du studio. En effet, Sena occupait un box à l’extrémité inférieure droite de la salle, non loin du bureau du directeur, tandis que Akane était installée à l’extrémité supérieure gauche, près de la salle de réunion et du couloir. Ces deux circonstances réduisaient fortement les occasions de se croiser.
Leur unique interaction avait été le signe de victoire lancé par Akane, suivi de la non-réponse de Sena. Pris au dépourvu et face à une salle pleine, l’orateur de fortune n’avait pas su comment réagir. Et pour cause, les deux adultes possédaient des personnalités radicalement opposées : Akane brillait par son énergie, son naturel et son excentricité, tandis que Sena se fondait dans la masse par sa tranquillité, sa discrétion et son sérieux. Pourtant, malgré leurs différences, un aspect singulier de la personnalité d’Akane continuait d’intriguer le jeune game designer. Depuis le métro, la mystérieuse rousse suscitait en lui une grande curiosité.
— Qu’est-ce que tu fais ? Une voix tira brusquement Sena de ses pensées.
Improbable ! La jeune rousse se tenait justement derrière lui, un carton de jus d’orange à la main.
Sena n’avait pas senti sa présence et la soudaineté de son apparition le fit sursauter. Puis, un embarras immédiat l’envahit, comme si sa réaction avait révélé à sa collègue qu’elle occupait le fond de ses pensées. Cherchant à dissimuler son malaise, il s’efforça de répondre aussi naturellement que possible.
— Ahem ! Je travaille sur les phases de gameplay où le joueur est proche de la mort. C’est l’élément clé du jeu. Donc j’explore des moyens pour rendre ces moments encore plus marquants et stressants.
Une fenêtre de jeu était ouverte sur le moniteur de Sena, affichant une version très basique de Forbidden to die utilisée spécifiquement pour le développement. La plupart des textures, tant sur les personnages que sur les décors, étaient manquantes, et le gameplay restait rudimentaire en l’absence d’une réelle profondeur. En pressant le stick et les boutons de la manette, le guerrier Igor, gravement blessé, menait un affrontement désespéré contre des mobs dans un environnement désertique et minimaliste.
Sena s'interrogeait sur la présence de sa collègue. Pourquoi s’était-elle soudainement déplacée à l’autre bout de l’open-space ? Et surtout, pourquoi avoir décidé de s’adresser spécifiquement à lui ? Cherchait-elle à en apprendre plus sur le projet en s’adressant au "numéro deux" ? Ou peut-être… était-ce une tentative de briser la glace et de faire connaissance ?
— C’est une bonne idée de retranscrire le sentiment de mort imminente avec les vibrations de la manette. J’aime bien aussi l’effet de vignette qui apparaît sur les bords de l’écran, tant que cela ne gâche pas la visibilité du combat, suggéra Akane après avoir parcouru les notes de Sena. Imposer un écran en noir et blanc ou quelque chose de trop intrusif risquerait vraiment de frustrer le joueur, surtout dans un moment si crucial… — Hummm… Tiens j’y pense ! Pourquoi ne pas ajouter un truc classe et dramatique lors du Game Over, comme dans Metal Gear Solid (6) ?
— Le colonel qui crie le nom de Solid Snake ?
— Oui, exactement !! Snake ? Snaaake ?! Snaaaaaaaakkee !!!!
Avec une voix faussement grave, Akane avait imité le cri iconique du Colonel Campbell dans la saga Metal Gear Solid. Embarrassé, Sena vérifia autour de lui que ses voisins n'avaient pas été dérangés par le hurlement.
— Mais Igor voyage seul… Toute sa famille a été assassinée, il n’a donc presque plus personne qui l’attend ou qui pourrait pleurer sa mort, répondit Sena à voix basse.
— Bah, il suffit de créer une connexion émotionnelle avec le joueur, reprit Akane sur le même ton que son collègue, plus par amusement que par discrétion. C’est lui qui doit hurler et pleurer la mort d’Igor à la place de sa famille. Après tout, notre concept repose sur le die and retry (7), non ? Il faut donc en tirer parti ! Certes, le joueur pleurera peut-être plus de frustration que de tristesse, haha ! Mais une émotion reste une émotion, et c’est ça qu’il faut exploiter.
Sena eut une illumination.
— Et si on faisait défiler des images rappelant les enjeux de l’histoire, juste avant l’écran du Game Over ? Ça pourrait montrer au joueur tout ce qu’il est en train de perdre, et rendre l’échec encore plus marquant !
— Oui, c’est pas mal ! Toutefois, il me semble qu’il y a quelque chose de similaire dans un des derniers MGS. L’idée est bonne, mais tu devrais la retravailler pour éviter qu’on nous accuse de plagiat.
Soudain, le cerveau de Sena entra en ébullition. Une rivière d’idées déferlait en lui, et il s’empressa de les coucher sur le papier avant qu’elles ne lui échappent. Ravie de cet élan créatif, Akane déposa délicatement sur son bureau le carton de jus qu’elle tenait à la main, puis s’éclipsa, le laissant dans son instant d’inspiration. Un geste d’attention en guise de récompense, que Sena ne remarqua qu’après plusieurs longues heures de travail.
*
Au-delà de la connexion qu’il souhaitait établir entre les futurs joueurs et Igor, Sena pensait enfin en avoir noué une avec Genki Akane. Comme les autres employés de Nightfall games, il avait expérimenté la dimension inspirante et fédératrice de sa personnalité. Et maintenant, il n’attendait plus qu’une seule chose : travailler de nouveau en sa compagnie et découvrir ce que leurs futures collaborations allaient produire.
Mais la suite des événements prit une tournure qu’il n’aurait jamais pu anticiper…
Cela commença un matin, quand Sena aperçut Akane dans l’un des ascenseurs, prête à monter au studio. Celui-ci lui fit signe afin de bloquer l'appareil. Mais le regard fatigué, presque éteint, elle l'ignora et poursuivit sa montée comme si de rien n’était...
Pendant un moment, Sena pensa que cela avait été involontaire. Cependant, même au bureau, Akane continuait à agir d’une façon bizarre, voire anormale. Elle paraissait peu inspirée, et à plusieurs reprises, Sena la surprit à son box, le regard perdu vers le plafond, ou bien la tête appuyée sur une main, comme si elle essayait de repousser la fatigue. Contrairement à son habitude, elle resta silencieuse, ne sourit pas et passa la majeure partie de la journée isolée dans son coin. En plus de Sena, d’autres collègues étaient surpris par ce soudain changement d’attitude... Manifestement, Genki Akane avait perdu toute la vitalité propre à son nom de famille (8). C’était comme si la jeune femme de la semaine précédente avait disparue, remplacée par une sosie, une autre Akane au comportement diamétralement opposé.
Une seule chose n’avait pas changé : sa manie de porter un casque sur les oreilles lorsqu’elle se trouvait à son bureau. Mais dès qu’elle le retirait, que ce soit pour interagir avec un collègue ou pour se déplacer, il redevenait évident, à travers son regard et sa manière de parler, que quelque chose s’était éteint en elle.
Peut-être rencontrait-elle une période difficile dans sa vie privée ? Cela pouvait arriver à tout le monde. Mais, Sena se souvint du métro, de son dessin, et des larmes sur ses joues. Et il se dit alors, que le mal était peut-être plus profond qu’un simple problème passager. Une intuition, qui l’inquiéta quant à l’investissement de la jeune femme au sein du projet…
Le lendemain soir, un calme apaisant régnait dans le bureau, alors que la plupart des employés avaient déjà quitté les locaux. Seul le claquement des mocassins de Sena troublait le silence alors qu’il se déplaçait lentement dans le couloir menant à la salle de repos. Il appréciait particulièrement ces instants de solitude. S’il en avait la possibilité, le game designer travaillerait constamment dans une telle atmosphère, car c’était en ces moments qu’il se sentait le plus productif. Mais à toute évidence, on ne crée pas un jeu vidéo tout seul ! Sena savait que même si ces instants de calme favorisaient la concentration, il ne pouvait échapper à l’idée qu’une partie du travail, celle qui apportait la magie d’un projet en commun, passait par des interactions créatives et des connexions humaines. Des liens qu’il n’avait d’ailleurs pas encore explorés pleinement avec certains membres de l’équipe.
En entrant dans la salle de repos, Sena aperçut l’une de ces membres, en la personne de Genki Akane. Elle aussi faisait partie des rares employés à ne pas être encore rentrées. Elle était assise sur le large rebord en bois des fenêtres, un ingénieux espace conçu afin de se poser et contempler la ville en toute tranquillité. Pourtant, l’artiste rousse restait absorbée par son téléphone, et son regard inquiet trahissait une attente, comme celle d’un appel important qui ne venait pas.
Elle renifla plusieurs fois d’un son discret, mais suffisant pour deviner qu’elle venait de pleurer. Elle posa ensuite son téléphone sur ses genoux et tourna son regard vers le panorama, comme si elle cherchait un répit dans la douceur des lumières de Shinjuku. Alors, le reflet de Sena sur la vitre l’informa de sa présence. Elle fixa son image pendant deux secondes, puis, l’air presque désintéressé, elle détourna ses yeux et se concentra sur le paysage.
Sena se servit deux boissons chaudes au distributeur, et s’approcha d’elle, pensant que c’était le moment parfait pour lui rendre la pareille.
— Tiens, un chocolat chaud ! Ça te fera du bien avec ce froid.
La jeune rousse observa le gobelet plastique d’un air méfiant, comme si elle n’en avait jamais vu auparavant. Elle le prit sans dire un mot. Puis elle se perdit dans la contemplation de son propre reflet sur le liquide chocolaté, tandis que ses petites mains profitaient de la chaleur diffusée à travers le plastique.
Sena comprit qu’elle n’avait toujours pas retrouvé le moral et qu’il allait devoir tenir la conversation tout seul.
— Cette vue est magnifique, n’est-ce pas ? D’ici, on a l’impression de sentir toute l’énergie de la ville. J’ai souvent l’habitude de boire un chocolat chaud ou un ocha (9) en admirant ce paysage.
Comme Akane, Sena ne raffolait pas du café, et préférait boire du lait ou du thé. Pourtant, ni ce point en commun, ni leur intérêt réciproque pour les paysages nocturnes ne la fit sortir de son silence. À la place, elle fixait l’horizon avec tristesse.
Sena reprit d’une voix plus douce.
— J’ai remarqué que tu étais silencieuse ces derniers jours, comme si tu étais préoccupée. Ça va pas trop en ce moment ? Il y a quelque chose qui te tracasse ?
Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que Akane ne s’exprime enfin.
— C’est gentil Sena, mais j’ai pas envie d’en parler…
Implicitement, elle venait de confirmer qu’il y avait bien quelque chose. Toutefois, ils restaient encore des inconnus l’un pour l’autre, et il était donc naturel qu’elle ne s’ouvre pas à la première approche. Une réaction que Sena respectait pleinement.
— Je peux au moins m'asseoir à côté de toi ?
Akane fit un léger hochement de la tête.
Elle était assise sur le côté droit de la grande baie vitrée. Par respect pour son espace personnel, Sena s’installa sur le côté gauche. Comme elle, il retira ses chaussures afin de s'asseoir plus confortablement. Trois minutes passèrent sans mouvement de leur part, et la pièce plongea automatiquement dans l’obscurité. Ce changement d'ambiance ne sembla pas déranger les deux jeunes adultes : immobiles et silencieux, ils continuaient d’observer tranquillement Shinjuku et ses innombrables lumières.
Pour le moment, Sena ne pouvait pas en faire plus. À défaut de se montrer réellement utile, il espérait au moins offrir une présence rassurante à sa collègue. Une façon de lui prouver qu’elle n’était pas seule, et que si elle venait à en ressentir le besoin, elle pourrait définitivement compter sur lui à l’avenir.
*
Au 13 Décembre, presque vingt jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée des dix employés en provenance de Fifteen et, l’équipe désormais unifiée, donnait son maximum à l’approche imminente du week-end. En raison de son rôle de game designer et de son statut de précurseur dans le projet, Sena lisait attentivement des comptes-rendus préparés par ses collègues. Régulièrement, il veillait à ce que les différents domaines de Forbidden restent cohérents, notamment en ce qui concerne la mécanique et l’expérience de jeu : gameplay, narration, level design (10), interface, musique et direction artistique, tout devait s'articuler parfaitement afin que la notion de survie soit crédible et captivante.
En parcourant les mails de comptes-rendus, son attention fut attirée par un message d’Akane, contenant des artworks réalisés par ses soins. Sena fut agréablement surpris par la qualité de ses croquis destinés à enrichir le bestiaire du titre : des gobelins, des orques, des trolls, des chimères, et même un centaure et un dragon faisant office de boss. Tous s’intégraient parfaitement à l’univers sombre et fantastique qu’il imaginait ! Ce qui demeurait vraiment remarquable, c’était la touche d’originalité propre au style de Genki Akane, qui différenciait ces monstres de ceux qu’on retrouvait dans d’autres jeux du genre. Ils paraissaient plus hideux, plus terrifiants, et plus redoutables à affronter. Cette surprise rassura profondément Sena. La jeune artiste semblait enfin avoir retrouvé son inspiration, ainsi peut-être qu’il en était de même pour son moral.
Après un méticuleux travail d'analyse, il envoya une réponse aux comptes-rendus de ses collègues via un message groupé sur l’intranet, afin que chacun prenne connaissance des modifications suggérées. Il avait pris du retard sur son propre travail, et il prévoyait donc de partir très tardivement du bureau. Une initiative qui risquait de devenir plus fréquente à mesure que l’échéance du SGE approchait. Dans la même logique, les week-ends et les jours fériés ne seront bientôt plus systématiques alors que l’équipe devra travailler sans relâche pour atteindre ses objectifs. À l’approche du nouvel an, et même si cette contrainte n’enchantait personne, l’ensemble du groupe était prêt à ce sacrifice pour concrétiser son rêve.
— Ça fait déjà deux mois que je n’ai pas eu un seul jour de repos, avoua le jeune directeur Ishikawa à son lieutenant. Mon médecin m’a dit qu’à ce rythme je risquais le surmenage ! Mais bon c’est pas comme si j’avais le choix, hein ?
Sena lança un regard au paquet de nouilles instantanées dans la corbeille et au sac de couchage traînant négligemment sur le sol. L’état du bureau d’Ishikawa résumait à lui seul son laisser-aller inquiétant.
— Tu as investi gros sur ce projet Masato, donc c’est logique que tu sois très impliqué, répondit Sena en pesant ses mots.
— Mais…? reprit Ishikawa, sachant bien que des reproches allaient tomber.
— Mais, je te conseille de faire attention à ton alimentation et à ton sommeil. Ce ne sont pas des repas pré-cuisinés et des micro-siestes qui vont te permettre de franchir la ligne d’arrivée. Ne l’oublie pas, ce projet est une course de fond, et non pas un sprint.
— Tu ne comprends pas ?! Je suis prêt à mourir pour ce jeu ! répondit le jeune directeur en frappant son torse d’une manière impulsive. Même si je ne dois dormir que trois heures par nuit et ne manger que des cochonneries, je ne lâcherai pas l’affaire ! J’ai trop investi là-dedans pour abandonner maintenant !
Ishikawa Masato possédait le profil du chef d’entreprise atypique. Avant même ses trente ans, il avait fait fortune en développant une application innovante de prêt d’objets entre particuliers. Suite à une offre alléchante de rachat, et malgré des rendements financiers potentiellement bien plus importants à l’avenir, il avait pourtant décidé, sur un coup de tête, de vendre sa création pour se lancer dans son rêve de toujours : créer son propre studio de jeux vidéo. Et son premier employé avait été Sena, lui qui avait imaginé le concept du “Game Over extrême”. Une idée qui avait immédiatement séduit Ishikawa et sa vision créative hors des sentiers battus.
— Je te laisserai pas tomber, Masato ! Je donnerai mon maximum pour que ce jeu voit le jour ! dit Sena en quittant le bureau du chef.
— Tu dis ça mais tu t’apprêtes à entrer en week-end, imposteur ! hurla son interlocuteur en lançant une balle anti-stress sur la porte du bureau, simulant ainsi l’énervement.
— Laisse-nous au moins faire le deuil en douceur. Ok ? lui rétorqua son lieutenant au loin.
— Bande de bons à rien ! Il n’y a que moi qui prends ça au sérieux ! hurla-t-il une nouvelle fois.
Avant de chuchoter quelques instants plus tard :
— Aaaaaaaah… moi aussi… j’aimerais bien avoir un petit week-end de repos…
Sena retourna à son poste de travail. Malgré leur joute verbale, il ne s’attendait pas à quitter le bureau avant minuit. Toutefois, l’idée du week-end à venir et la possibilité de profiter de ce jeu acheté deux semaines plus tôt suffisaient à lui remonter le moral. Il ne l’avait même pas sorti de son emballage, accaparé par les contraintes de sa vie d’artiste. En effet, dans ce milieu très chronophage, que ce soit pour les jeux vidéo ou d’autres formes créatives, il reste difficile de dégager du temps et d’explorer les œuvres concurrentes. Pourtant, ces moments d’évasion demeurent essentiels pour un game designer, dont le travail repose sur l’inspiration et la constante recherche d’idées.
— Sena, tu sais où se trouve Akane ? Elle devait me montrer la nouvelle version d’Igor, demanda un collègue barbu chargé de la modélisation 3D.
— Aucune idée ! Elle se trouve pas à son poste ? dit Sena.
— Non, pas depuis un moment !
Un garçon de dix neuf ans, programmeur spécialisé dans les systèmes de combat, fit dépasser sa tête de son box afin de leur répondre.
— Elle avait l’air grippée ce matin, je crois qu’elle est partie plus tôt pour se reposer.
— Ah zut, elle aussi ?! Déjà Ono-san... et maintenant Genki-san… Faudra faire attention à ne pas propager ce virus ! s’exclama Sena.
— Moi aussi, je devrais simuler une maladie pour rentrer plus tôt ! dit le barbu en adressant un sourire complice au jeune programmeur.
— N’importe quoi ! C’est certainement pas son genre de faire ça !
— Bah quoi Sena, on lorgne sur la petite nouvelle ? Hé, hé ! J’ai remarqué les regards que tu as tendance à lui jeter quand tu passes près de son box, lança le barbu.
— Pas… pas du tout !
— Elle est mignonne, pas vrai ? reprit le jeune au casque.
— Oui, elle est pas mal du tout, mince et grande, comme un mannequin ! Je trouve qu’ils iraient bien ensemble : Sena, le talentueux game designer, et Akane, la concept artist de génie !
— Lâchez-moi, merde ! C’est juste une collègue de travail, rien de plus !
Vexé comme à chaque fois qu’on tentait de le caser avec quelqu’un, Sena enfila son casque, bien décidé à se couper du monde et à se concentrer sur son travail. Un peu surpris, ses collègues rirent brièvement, puis finirent également par retourner à leur occupation.
Sena bossait encore sur la mise en scène se déroulant avant et après chaque Game Over, le cœur du projet qui permettait à Forbidden de se démarquer des autres Souls-like. Lors de la présentation du SGE, cette particularité devait absolument marquer les esprits et Sena continuait donc de rechercher de nouvelles idées pour la renforcer.
— Please… don’t… die… !
Sena s’était mis dans la peau du joueur, l’imaginant en train de supplier son personnage de rester debout et de continuer le combat. Le trailer devait illustrer toute cette détresse, voire même ce traumatisme, qui frappe le joueur lors de la chute d’Igor et lors de l’apparition de l’écran game over. À ce sujet, une idée aussi audacieuse que dérangeante germait dans son esprit. Pourquoi ne pas enregistrer des séquences marquantes d’une partie — combats acharnés, séries spectaculaires de combos (11), ou instants de survie miraculeux, et les projeter en flashes rapides quand Igor rend son dernier souffle ? Comme dans l’expression “voir sa vie défiler devant ses yeux”, sauf qu’ici, le joueur assisterait à un résumé cruel de sa propre partie jusqu’à la terrible défaite.
Puis, une idée encore plus folle traversa l’esprit de Sena. Celle-ci n’avait rien à voir avec la mise en scène et venait jusqu’à chambouler toute sa vision de Forbidden to die…
Et si, Igor disparaissait définitivement lors d’un game over ?
Le joueur perdrait ce personnage et serait alors contraint de continuer avec un autre protagoniste. Ce mécanisme ajouterait une tension dramatique sans précédent, chaque mort devenant un véritable sacrifice. Mais pour cela, il faudrait concevoir une pléthore de héros, tous dotés d’un charisme, d’une histoire unique et de caractéristiques propres… Soit une grande quantité de personnages pour autant d’échecs possibles de la part du joueur.
Sena se redressa légèrement. Très vite, il avait compris que cet ajout serait trop complexe à mettre en place, vu les maigres moyens du studio et le peu de temps restant avant la publication du trailer. Mais frustré, une partie de lui ne pouvait se résoudre à abandonner cette idée. Ainsi, il la nota sur un post-it :
Remplacer Igor par d’autres protagonistes après un Game Over ?
Il accrocha le pense-bête près de son écran, convaincu que cette idée méritait d’être explorée et qu’elle ajouterait une intensité émotionnelle unique à Forbidden.
Il était déjà vingt heures. Après avoir englouti une salade et plusieurs onigiris devant son écran, Sena prévoyait quelques minutes de repos pour digérer. Le game designer avait la chance de travailler en périphérie de l’open-space, dans la rangée du fond, près des fenêtres. Et lorsque l’inspiration lui faisait défaut, il aimait se tourner et observer tranquillement Shinjuku.
Ce soir-là, en se retournant, il eut la surprise de découvrir de la neige tombant lentement à l’extérieur. C'était la première chute de l'année, et au vu de la couche qui recouvrait les toits et la rue piétonne, celle-ci tombait déjà depuis un moment. Avec l’excitation d’un enfant, le futur trentenaire attrapa sa veste ainsi que son bonnet, puis fila vers l’escalier de service. Le studio occupait le dernier étage de l’immeuble et un escalier d’une vingtaine de marches permettait de se rendre sur le toit. Uniquement visité par Sena, cet endroit à l’air libre était son refuge secret, un havre de paix idéal pour la méditation, loin du stress étouffant de Nightfall.
Arrivé en haut, le jeune homme découvrit un spectacle envoûtant. L’endroit était recouvert d’un léger tapis blanc, et d’innombrables flocons, aussi purs que des perles, continuaient à flotter dans l’air. La lune, paisible et distante, diffusait une lueur douce et argentée, alors que le ciel, d’un bleu profond, paraissait infiniment vaste. De son côté, la frénésie de la mégalopole avait été suspendue par la météo, pour être ensuite remplacée par une quiétude inhabituelle. Envoûté par ce silence rarissime, Sena leva doucement la tête vers le ciel et ferma les yeux pour savourer cet instant.
Le froid n’était pas glacial. En l’absence de vent, il était plutôt supportable, comme cette douceur qui effleurait Sena à chaque flocon se posant sur sa peau. En tendant l'oreille, il avait presque l’impression d’entendre la ville respirer d’un souffle lointain, alors que les bruits sourds des véhicules roulant sur l’autoroute lui parvenaient d’un murmure continu. Sena trouvait ce calme profondément inspirant. C’était presque comme si ce moment suspendu dans le temps résonnait avec l’écho d’un vide étrange, un vide qui, tout en se montrant apaisant, semblait dissimuler une tragédie, une absence irréparable…
En vérité, le silence lui avait toujours évoqué la mort. Et c’était cet exact mélange de calme, de mystère, de solitude et de tristesse qu’il tenait absolument à partager dans Forbidden to die… D’une manière étonnante, cette scène résumait parfaitement toute la complexité de sa sensibilité artistique, à tel point que Sena en frissonnait, touché au plus profond de lui-même.
Il fit quelques pas prudents, cherchant à mieux admirer la ville endormie. Le sol glissant, l’obligeait à avancer lentement, les bras presque tendus, afin de pouvoir se rattraper en cas de chute. À travers le grillage de deux mètres entourant le toit, il distinguait des bâtiments aux hauteurs inégales, se fondant dans la nuit. Leurs vitres scintillaient de façon éparse, signalant des bureaux encore occupés par des travailleurs nocturnes, et d’autres désertés depuis plusieurs heures.
Sena continua d’avancer et referma d’une main les boutons de son blazer en laine. Mais alors qu’il arrivait à une dizaine de mètres du bord, un détail capté du coin de l'œil le figea sur place.
Sur sa droite, à la lisière du panorama, entre l’éclat des éclairages de la ville et l’obscurité de la nuit, une silhouette se détachait faiblement. Sena plissa les yeux pour mieux discerner cette forme qui lui avait échappé jusqu’alors...
Une fine silhouette se tenait là, immobile et contemplant la même scène que lui ! Mais ce qui glaça son sang, c’était la présence de cette ombre derrière le grillage de sécurité !
À cause de la fatigue, Sena avait d’abord cru à une hallucination. Mais après plusieurs secondes d’observation, il réalisa que cet être humain était bien réel. Il remarqua la position tombante de sa nuque et de ses épaules, une posture qui n’annonçait rien de bon. Sena y lisait l’expression d’un profond désespoir…
Il fit alors quelques pas hésitants en sa direction, s'efforçant d’adopter une démarche aussi légère que possible afin de ne pas l’effrayer. Il s’interrogeait sur son identité, et plus il s’approchait du grillage, plus son rythme cardiaque s’emballait. Le portillon de sécurité était entrouvert et Sena comprit qu’elle l’avait emprunté afin d’accéder au rebord du toit. À son tour, il le tira, de sorte à passer sa tête à l’extérieur et identifier la silhouette…
Son cœur fit un bond en découvrant le visage d’Akane !
Elle fixait l’horizon, immobile et les bras tombants le long de son corps, sa posture donnant l'impression de pouvoir se décomposer à tout instant. Sa peau, aussi pâle que la neige, se confondait avec la météo actuelle. Et puis, ses yeux, à moitié ouverts, semblaient avoir perdu toute lumière, tout éclat et toute trace de vie. Seul un vide profond émanait de son regard presque éteint… À cette vision, Sena sentit son cœur se serrer, et une boule se former dans sa gorge. Un mauvais pressentiment l’envahissait.
— Akane… que fais-tu ici… ? dit-il sans réfléchir, submergé par l’angoisse et l’urgence de la situation.
Elle paraissait perdue, déconnectée de la réalité, et ne semblait pas entendre la voix de son collègue stupéfait. Celui-ci fut saisi d’effroi en constatant son inquiétant détachement ainsi que son équilibre précaire au-dessus de l’abîme. Le rebord ne mesurait qu’une vingtaine de centimètres de large, et la jeune femme avait la moitié des pieds qui dépassaient dans le vide, tandis que l’autre moitié reposait sur un sol enneigé particulièrement glissant. Pour aggraver la situation, Akane avait sa main droite occupée à tenir fermement sa large pochette à dessin. Compte tenu de son éloignement de la barrière et de son manque de stabilité, son corps pouvait à tout instant basculer dans le vide et faire une chute de quarante mètres.
— Akane, s’il te plait, agrippe-toi à la grille et reviens ici !
Elle ne répondit pas.
— PAR PITIÉ, NE FAIS PAS ÇA, AKANE ! REGARDE-MOI ! AKAAANEEE ! REGARDE-MOI !!
Mais elle restait figée, comme si sa voix ne pouvait plus l’atteindre.
Sena garda le silence et seul le bruit de sa respiration haletante rompait le calme apparent de cette nuit enneigée. Il n’avait plus le temps de chercher une solution miracle — d’ailleurs, il n’y en avait probablement aucune. Tout ce qu’il lui restait, c’était l’urgence, dictée par son rythme cardiaque, par le manque de réaction de cette âme tourmentée, et par le néant à ses pieds.
Les souvenirs défilaient dans l’esprit de Sena. Il se rappela de la jeune rousse dans le train, et de ce dessin qui, rétrospectivement, prenait tout son sens. Puis lui apparut, la jeune femme solaire et pleine de vie, entrée comme une tornade dans le studio. Énergique et spontanée, elle était rapidement parvenue à trouver les mots justes pour motiver ses collègues. Mais cette image d’Akane s’effaça d’un coup, remplacée par celle d’une femme fatiguée, silencieuse et distante.
Au fur et à mesure des jours, Sena avait perçu quelque chose, un mal-être, qu’elle cherchait à garder pour elle. Il se remémora de ce moment de silence en salle de repos, lorsque leurs yeux s’étaient perdus dans les merveilles de la ville. Celui-ci avait opté pour la patience, persuadé qu’elle avait simplement besoin d’espace et de temps afin de s’ouvrir. Cependant, il n’avait pas encore saisi la gravité de cette souffrance, de ce véritable désespoir qui sommeillait en elle. Jamais, il n’aurait pu imaginer que la jeune femme envisagerait un jour le suicide…
Désemparé, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il aurait dû agir autrement, venant même à se détester pour sa passivité passée, déguisée en bienveillance. Un sentiment de culpabilité hantait déjà Sena depuis de longues années, et ce cauchemar éveillé ravivait une ancienne blessure. Ce n’était pas la première fois qu’il échouait à apaiser et à sauver quelqu’un, puis qu’il assistait impuissant, aux terribles conséquences de son incompétence.
Au plus profond de ces fragments de souvenirs, il vit un autre visage. Celui de Madoka. Une adolescente, brune, aux yeux noirs, portant un petit grain de beauté sous l'œil droit. La jeune fille incarnait la joie de vivre, et sa gaieté transparaissait dans ses actions, son sourire, et chacun des mots qu’elle prononçait.
— Sena ! Sena ! Sena ! criait-elle, emplie de bonheur à chaque fois qu’elle apercevait son amoureux au loin, dans les couloirs du lycée.
Il n’avait jamais été aussi heureux qu’en sa compagnie ! Pourtant, leur quotidien n’avait cessé d’être marqué par des épreuves et des désillusions. Jusqu’à la terrible tragédie, survenue peu de temps après sa promesse.
Malgré ses belles paroles, le lycéen avait été incapable de respecter son engagement, se montrant trop faible pour la protéger. Ce jour-là, la vision de son corps meurtri, livide et sans vie, l’avait définitivement brisé… Un traumatisme profond, une perte inestimable, dont il ne s’était jamais relevé. Depuis, Yumeno Sena vivait prisonnier de ses regrets, hanté par le désir de réparer ce qui ne pouvait plus l’être…
À cette partie de ses souvenirs, le jeune homme s’arrêta de respirer, comme pris par une illumination.
— Réparer… ce qui ne peut… plus l’être…
Au moins une fois dans sa vie, chaque individu a déjà voulu revivre un instant du passé, pour agir différemment, faire les bons choix et réussir là où il a échoué. Mais c’est une règle immuable de ce monde : il est strictement impossible de retourner en arrière ! Pourtant, face aux regrets et à la tristesse… est-ce vraiment le seul chemin , la seule direction envisageable… ? N’y a t-il pas un autre moyen de rectifier ces erreurs du passé ?
Après quelques secondes de silence et de réflexion, le game designer redressa finalement la tête. Le regard déterminé, les épaules relevées et la respiration stabilisée, Sena n’avait maintenant plus aucun doute sur la suite des événements !
Sans réfléchir davantage, il s’engagea sur le rebord du toit avec précaution, en collant son corps autant que possible à la barrière de sécurité. À cause de toute la neige accumulée, ses longs pieds dépassaient dangereusement dans le vide. Et à chaque mouvement latéral de ses jambes le rapprochant d’Akane, il usait de toute la force de ses doigts pour agripper les mailles glacées du grillage et garder un certain équilibre.
Vingt mètres séparaient le portillon et l’emplacement d’Akane, et Sena en avait déjà parcouru un quart. Il avançait en effectuant des mouvements amples et précis avec l’objectif de couvrir davantage de distance. Après son passage, la neige s’assombrissait et conservait l'empreinte de ses semelles. Une partie de l’amas restait décomposée sur le rebord et une autre tombait dans le vide. Il n’était plus qu’à cinq mètres d’Akane. Quatre mètres. Trois mètres. Deux mètres.
Il saisit doucement sa main gauche.
— Akane, c’est moi, Sena ! Regarde-moi ! dit-il d’une voix mesurée.
Elle le regardait enfin. Mais ses yeux, toujours aussi vides et perdus, semblaient le traverser, comme s’ils cherchaient quelque chose, une autre réalité au-delà du jeune homme. Seulement vêtue d’un pull en laine et d’un jean, elle tremblait de tout son corps et sa main était aussi froide que de la glace. Sena serrait cette dernière de plus en plus fermement, cherchant à établir un lien solide afin de pouvoir tirer Akane vers lui si nécessaire.
Doucement, la présence et la chaleur du jeune homme semblaient la réveiller de sa léthargie. Ses yeux retrouvèrent même une certaine lueur comme si elle reprenait vie après avoir quitté temporairement le monde des vivants. Alors d’une faible voix, des mots à peine audibles s’échappèrent de sa bouche.
— Laisse-moi tranquille…
Mais l’emprise de Sena ne faiblissait pas. Il continuait à la fixer en biais, priant intérieurement qu’elle retrouve toute sa lucidité. Et lentement, il l'attirait vers le grillage derrière eux, afin que sa collègue trouve une position plus stable et un peu moins dangereuse.
— Qu’est-ce que tu fais… ? lui demanda-t-elle prise au dépourvu, tandis que son regard fatigué se posait réellement sur lui.
— Je viens te ramener sur le toit, pardi ! répondit-il avec une voix légèrement plus marquée, sentant que Akane avait enfin refait surface.
Elle garda le silence un certain temps, sa tête légèrement baissée, et ses yeux cachés sous la frange de ses cheveux.
— C’est trop dangereux, tu pourrais tomber… marmonna-t-elle, comme si sa propre situation ne relevait pas du tout de la même logique.
— Et toi alors ?! Tu te tiens en équilibre à quarante mètres au-dessus du sol, je te signale !
Akane sembla prendre un temps de réflexion. Elle inspira tranquillement l’air hivernal, puis souffla longuement. Alors, elle releva la tête et répondit avec un dérangeant sourire.
— Oui, c’est ça ! J’avais envie de jouer à l’équilibriste…
— C’est pas le moment de faire de l’humour noir Akane !
— Haha, tu trouves pas que c’est un temps magnifique pour profiter de cette vue, Sena ?
— Arrête-ça ! Je suis sérieux ! Est-ce que tu te rends compte de la gravité de la situation ?
— Haha ! T’es beaucoup trop sérieux !
— Akane, c'est une question de vie ou de mort ! Ressaisis-toi !
— …
Son sourire se fana et la lourdeur de l’instant se fit soudain plus présent.
— Laisse tomber, Sena… tu ne comprends rien !
— Au contraire, je comprends très bien la situation ! Tu es en train de faire une énorme bêtise et je te laisserais pas aller jusqu’au bout !
Akane essayait vainement de se libérer de son emprise. Mais Sena serrait sa main encore plus fort, comme pour écraser ses doigts et étouffer sa volonté.
— Lâche-moi ! Lâche-moi, merde !!
— AKANE !!
Il l’appela d'une voix ferme, puis orienta complètement sa tête vers elle, de manière à ce qu’elle entende son message et capte ce quelque chose dans son regard.
— Tant que tu seras ce rebord, je ne te lâcherai pas ! Si tu tombes,… je tomberais avec toi !
Il n’avait ni le temps de comprendre ses états d’âme, ni le temps de la raisonner. Il optait donc pour une méthode frontale en la contraignant. Bouillonnant de l’intérieur, la jeune femme serra ses dents de frustration avant d’hurler :
— Mais bon sang, pourquoi tu veux m’imposer ta volonté ?! Laisse-moi tranquille !!
Sena ne lâchait pas et restait solide comme un roc. Poussée dans ses derniers retranchements, la jeune rousse n’eut d’autres choix que d’imiter son geste et, à son tour, d’orienter sa tête vers lui. Alors, leurs visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres, réchauffés respectivement par la buée s’échappant de leurs bouches.
— S’il te plait, Akane, ne meurs pas… Ce monde serait tellement plus sombre sans toi…, murmura–t-il, avec une expression empreinte de sincérité.
Akane scrutait attentivement son regard. Sena ne tremblait pas et ne clignait pas des yeux. Ses iris d’un brun profond brillaient d’une intensité incroyable. Elle y voyait de la détermination. La détermination d’un homme prêt à tout sacrifier, jusqu'à sa propre vie, pour tenir sa promesse et aller jusqu’au bout de ses convictions. Akane resta un instant absorbée par cette vision presque irréelle, digne d’un personnage de film ou de jeu vidéo. Troublée, elle détourna d’un coup le regard.
— Espèce de… commença-t-elle.
— Akane, on va survivre à cette galère ! Que ce soit maintenant ou une fois qu’on sera retournés à notre quotidien on va survivre ! Tu m’entends ?! Peu importe ce que tu traverses, je t’aiderai à l’affronter !
— …
Elle ne pouvait l’ignorer, les sombres pensées des semaines passées, ainsi que les tourments de ce jour se dissipaient un peu au contact de son collègue. À l’évidence, la lumière qui émanait de Sena atténuait ces ténèbres qui l'oppressaient atrocement de l’intérieur.
Cet éclat, cette chaleur, cette force… était-ce cela, la volonté de vivre…? Akane retrouva le souvenir d’une époque lointaine, où sa perception de la vie demeurait bien différente.
— Akane, s’il te plait !!
— ……
Elle relâcha d’un coup toute la tension dans ses épaules, ses bras et sa main. Puis, sa tête s’inclina lentement vers l’avant, signifiant qu’elle abandonnait et qu’elle acceptait de le suivre. Suite à ce geste, un terrible poids s’échappa de la poitrine de Sena : en la guidant correctement sur le rebord… Akane allait peut-être survivre à cette dangereuse soirée !
La météo empirait. Avec sa pochette à dessin calée sous un bras, Akane pouvait s’accrocher aux mailles du grillage en se servant de sa main droite. Sa main gauche, elle, reposait dans celle de Sena, qui ouvrait la marche vers le portillon à l’opposé. Mais à cause de son récent passage, le trajet était devenu bien plus périlleux. La neige écrasée s’était transformée en une boue fondue. Les flocons, tombant en quantité plus importante aggravaient davantage le manque d’adhérence sur le rebord et diminuaient la visibilité. Enfin, le froid plus intense rendait les prises du grillage terriblement difficiles à saisir.
Sena avançait, un pas chassé après l’autre, avec une précision extrême comme s'il se mouvait sur une corde tendue au-dessus du vide. Juste derrière, et se calant sur son rythme, Akane l’observait en silence, encore surprise de son geste plein d’humanité.
La jeune femme avait franchi le seuil du portillon en son âme et conscience pour des raisons qui lui étaient propres. Mais malgré ses pensées confuses, elle refusait de causer la mort d’un innocent… Ce game designer qu’elle connaissait à peine avait probablement un quotidien et un passé totalement différent du sien. Donc pourquoi devrait-il porter le fardeau d’une autre âme, quitte à y laisser sa propre vie ? Surtout en étant si jeune, et en ayant tant d’ambitions pour l’avenir…
Ce monde serait terriblement plus sombre sans toi, avait-il dit…
— Mais qu’en serait-il alors d’un monde sans des individus aussi empathiques et vaillants que Sena ? se demanda-t-elle en son fort intérieur.
Pendant les longues minutes ayant précédé son arrivée, Akane n’avait pas une seule fois posé son regard sur le vide. Lors de son passage et lors de sa station debout, elle s’était juste contentée de fixer l’horizon et les innombrables structures de béton formant le quartier de Shinjuku. Toutefois, à aucun moment, elle n’avait prêté attention au béton de la chaussée, quarante mètres sous ses pieds.
Mais maintenant, avec la survie de Sena dans l'équation et l’obligation de la suivre avec une précision absolue, Akane ne voyait plus que ce béton là. Si lointain, et si proche à la fois.
— Akane ne regarde pas en bas !! Colle-toi à la grille et regarde moi !!
Elle ne pouvait plus détacher ses yeux du gouffre qui semblait l’aspirer ! Happée par cette vision, Akane eut un léger moment de relâchement et sentit sa pochette à dessin glisser lentement de son épaule.
Avant qu’elle ne puisse réagir, ses croquis — ces fragments d’émotions, de souvenirs, et de rêves s’éparpillèrent dans les airs. Les feuilles virevoltaient au milieu des flocons, emportant avec elles des instants précieux de la vie d’Akane. Son regard s’attarda sur une de ses œuvres, celle qu’elle avait récemment achevée dans le métro : ce paysage inspiré de l’Islande. Comme tous les autres, ce dessin ne se résumait pas à de simples traits sur du papier ; il était son refuge, son exutoire, sa manière de donner un sens à ce qui l’habitait. Ces flocons, ce ciel illuminé, cette forêt, ce personnage lui ressemblant étrangement, Akane avait mis tout son cœur dans chacun de ces éléments. Voir cette œuvre et toutes les autres disparaître, avalées par le néant, fut comme sentir une partie d’elle-même lui échapper, irrémédiablement.
— AKAAAANEEEE ! hurla Sena, sa voix déchirant l’air.
Absorbée par la chute des feuilles, et d’un réflexe désespéré, Akane tendit la main droite en leur direction. Dans l’élan de ce geste, la pauvre posa le pied dans le vide… Puis, l’instant d’après, sa jambe, et tout le côté droit de son corps, suivirent, emportés par le mouvement.
“Bonsoir à toutes et à tous, et bienvenue sur Nihon FM ! Ce soir, dans notre programme spécial “Au fil des saisons", nous vous invitons pour un voyage unique. Nous partirons à la découverte des traditions préservées de la campagne japonaise, là où la nature et les hommes vivent en parfaite harmo***”
Un fracas vint étouffer le son du programme !
Choqué, le conducteur du seul véhicule circulant sur la rue déserte freina brusquement, immobilisant son pick-up en plein milieu de la chaussée.
Le cœur battant, il observa le toit en tôle au-dessus de sa tête, là d’où avait retenti l’impact. Mais aucun bruit ne lui parvint de l’extérieur… Seul le ronronnement du moteur et le murmure feutré de l’émission flottaient encore dans l'habitacle.
L'homme ouvrit la portière, et sortit lentement du véhicule afin de découvrir l’origine de ce bruit, dans une nuit où la chute des flocons semblait ne plus prendre fin…
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