Une amitié au-delà de la mort
Chapitre 2 : la petite mort
C'est un miracle. C'est un vrai miracle !
Je me surprends debout perdu au milieu d'un groupe de passants, plantés devant un passage piéton. Avec ma modeste tenue de lycéen, je fais tâche au milieu de ce groupe de salaryman en costard cravate. Perdus dans leurs pensées, ceux-ci ne m'accordent aucune attention et fixent l'horizon comme si leur vie en dépendait.
Face à nous, nous trouvons deux voies ferrées coupant perpendiculairement le passage. Pour le moment, les barrières de sécurité demeurent relevées et le voyant du feu reste au vert : aucun train en vue, la voie semble libre. Mais le temps semble être à l'arrêt, étrangement nous restons tous immobiles à attendre. Nous attendons, encore et encore. Je crois que nous attendons un événement bien plus important que le simple fait de traverser.
Perchés sur des câbles tendus au-dessus de nos têtes, des oiseaux nous accompagnent avec un agréable chant matinal. À l'écoute de ces sons mélodieux, à la douce sensation de la brise caressant mon visage, une évidence me frappe. En fait… je suis toujours en vie !
Ces sensations, ces émotions qui me parcourent de tout part prouvent que ma conscience demeure intacte, et que je profite d'un moment banal du quotidien, comme des millions d'autres tokyoïtes.
Et puis, je remarque un autre détail, un fait tout aussi miraculeux. Face à moi, de l'autre côté des voies, sur le trottoir voisin, j'aperçois une silhouette familière. Grande, robuste, mais pourtant rassurante et amicale. Ce piéton se détache des autres, comme emprunt d'une lumière, d'une aura saisissante. Vêtu du même uniforme que le mien, celui-ci m'observe, conscient de notre origine commune.
Je… je n'en crois pas mes yeux… Je n'aurais jamais pensé le revoir aussi vite. Peut-être pas avant des dizaines d'années... Mais c'est pourtant bien réel !
À seulement quelques mètres, et sans que je ne puisse expliquer comment, Takeshi attend au milieu de la foule. Tout comme moi, Takeshi est encore en vie !
*
Je ne réfléchis pas bien longtemps, avant de faire trois pas en sa direction. Désorienté, bouleversé, totalement incrédule, ma main tendue vers lui me guide dans cette situation qui me dépasse.
— Takeshi-kun… C'est bien toi ? lui dis-je d'une voix tremblante.
— Oui, Reiji-kun. C'est moi.
Une trentaine de centimètres tout au plus me séparent encore de lui. Je m'apprête à toucher son épaule, quand soudain, mes doigts entrent en contact avec une étrange surface que je ne vois pas. Impossible d'aller plus loin... En fait, c'est comme être bloqué par du verre invisible à l’œil nu. J'ai beau scruter le vide mais je ne trouve aucun indice trahissant la présence d'un obstacle...
Bizarre...! Jamais rien expérimenté de semblable…
Ma main se pose sur cette curieuse paroi. Puis des vibrations viennent secouer l'ensemble de mon bras et de ma colonne avant de s’évanouir à la pointe de mes pieds.
Dans le même temps, je dévisage Takeshi sans même cligner une seule fois des yeux, de peur que celui-ci ne disparaisse soudainement. Dans la cruauté de cette situation, et malgré ces retrouvailles improbables, nous restons silencieux l'un face à l'autre, limités à une distance relative d'un bras.
— Qu'est-ce que c'est...? Lui dis-je à propos du mur, conscient de mon ignorance manifeste.
— On la nomme «la barrière», répond-t-il visiblement pas étonné par ce phénomène.
Il pose sa main sur celle-ci, ce qui produit une nouvelle vague traversant mon bras comme précédemment. Il reprend alors son explication.
— Cette barrière symbolise l’inter-monde, “le barzakh”. C'est une frontière séparant des mondes opposés : ceux des morts et des vivants, ceux de l'invisible et du visible. Cette barrière te rejette car tu es un étranger. Tu es en vie et appartient encore au côté des vivants.
— Mais… toi alors.. .tu es donc mort...?
— Bah, oui. Tu devrais le savoir non ? Tu avais pourtant assisté à mon enterrement, dit-il avec un curieux sourire.
Je n'y comprends rien. Tout m'échappe dans ses explications, cet environnement surnaturel et son ton déconcertant... Que se passe-t-il donc ici ?
Au toucher, la barrière semble se trouver exactement entre les deux voies ferrées, et couper perpendiculairement ce passage piéton reliant deux trottoirs d'un quartier urbain. De petits immeubles neufs aux couleurs pastels nous entourent, de quatre ou cinq étages maximum. Au-dessus d'eux, une surprenante tête métallique pointe le bout de son nez, longue et imposante. Il s'agit en fait de la Tokyo Skytree. Je ne connais pas cet endroit mais je dirais qu'il se situe à Ueno.
De son côté, Takeshi étudie les deux chemins de fer avant de s'exprimer de nouveau.
— Le prochain train ne devrait pas passer avant… une dizaine de minutes. Cela devrait être suffisant, afin de terminer notre discussion.
Comme porté par une intuition, j'imaginais bien que nos retrouvailles ne dureraient pas. Après tout, chaque personne en ce lieu le sait. À l'arrivée du train, un événement va tout emporter, tout détruire, tout remettre à zéro. J'ai beau me creuser l'esprit mais je ne parviens pas à me souvenir de quoi il s'agit, pourtant la réponse semble évidente...
Et puis zut, je laisse tomber ! Mieux vaut plutôt faire le tri dans toutes les interrogations qui plombent mon esprit. Il y a tellement de choses que je souhaite comprendre, tellement de choses que je souhaite dire à Takeshi que je me sens étouffé par mes propres pensées.
— Où sommes-nous Takeshi ? Je sens bien que ce lieu est trop spécial pour être le vrai Tokyo...
Il marque une pause et observe avec mélancolie le ciel bleu et infini de la cité factice, avant de répondre le regard toujours perché dans les nuages.
— C'est simple, tu es en train de rêver Reiji...
À ces quelques mots, ma poitrine se serre à la limite de l'implosion, pleine de tristesse et de déception. C'est comme si mon propre subconscient m'avait trahi.
— ...toutefois, ceci n'est pas le fruit de ton imagination… Toi et moi, nous sommes vraiment en train de parler. Non pas physiquement, mais spirituellement.
Je l'observe dubitatif et méfiant. Il reprend, pointant un doigt vers moi.
— Tu sais, l'existence ne se limite pas à votre petite compréhension de l'univers ainsi qu'à vos cinq sens. Il y a tellement de réalités du domaine de l'invisible qui vous dépassent. Tiens, le rêve par exemple. Aucun moyen scientifique ne peut prouver ce dont tu es en train de rêver. En effet, c'est une expérience de l'esprit, invisible aux autres humains. Toutefois le manque de preuves n'entache en rien son existence, en vérité c'est tout simplement votre savoir qui demeure trop limité.
Sa remarque m'inspire un peu d'humour.
— Heureusement que ça reste inaccessible à la science, il y a des choses que je préfère garder pour moi...
Bon public, Takeshi en rigole, ajoutant que oui effectivement, il valait mieux ne pas s'introduire dans certains rêves un peu trop intimes. Je lui demande alors.
— Mais toi du coup, comment as tu fait pour atterrir dans mon rêve ?
— Disons que, dans quelques rares cas, le songe peut jouer le rôle d'un pont permettant à deux âmes de se retrouver. En fait, ce pont nous a permis de nous retrouver, toi et moi, à la croisée de nos deux mondes.
Je n'y avais pas accordé d'importance à l'époque mais il me semble avoir déjà entendu grand-mère me raconter une expérience semblable. Une discussion dans un songe avec une de ses connaissances décédées. À y réfléchir, ce rêve ne ressemble à aucun autre.
Jamais je n'ai fait l'expérience d'un songe si réel, si authentique dans les sensations qu'il procure : les rayons aveuglants du soleil, la fraîcheur du matin, le son des voitures au loin, la dureté du béton sous mes pieds. Tout paraît incroyablement vrai, tout, même ce Takeshi !
En l'entendant parler, une évidence s'impose. Le Takeshi de ce monde paraît bien plus mature que celui que je connaissais. C'est comme si davantage de temps s'était écoulé de son côté. Oui ! Son aspect physique dégage aussi ce constat. Il porte dorénavant une barbe mi-longue, nette et entretenue lui assurant une certaine sagesse, et puis, je ne peux ignorer la cicatrice taillant son visage de l’œil gauche jusqu'aux joues. Probablement les conséquences du tragique accident l'ayant emporté...
Hum à ce sujet.. Si c'est vraiment Takeshi à qui je parle, je dois profiter de cette occasion pour lui demander. Il doit sûrement avoir des réponses.
— Takeshi, est-ce qu'il y a vraiment une vie après la mort ? Que se passe-t-il à ce moment-là ?
Il réfléchit un instant, le regard dans le vide puis répond de manière étonnante.
— Est-ce que tu connais «la petite mort» ?
— La petite mort ? Hum… Une personne qui reviendrait à la vie après un arrêt cardiaque...?
Takeshi continue, visiblement pas satisfait de ma réponse.
— Chaque nuit vous, les vivants, vous mourrez pour revivre le jour. Vous vivez la journée pour mourir la nuit venue. Le sommeil est l'état qui se rapproche le plus du terme de la vie terrestre. Pour cette raison, on le surnomme «la petite mort».
Durant son explication, il se gratte la barbe dans un effort pour extraire les meilleurs mots de son esprit. La suite est plus étonnante encore.
— Le sommeil vous sert de repos, mais pas seulement. C'est aussi le moyen de se rappeler, ne pas oublier la mort, cette étape inévitable qui frappera toute âme. Et puis, c'est la preuve qu'après la mort, il y a bien une continuité dans l'existence. Lorsque tu te couches dans l'obscurité de ta chambre, est-ce que tu te poses la question :
Vais-je me réveiller demain matin ? Ou bien y a-t-il une suite après le sommeil ?
Non ! Tu le fais sans avoir le choix, car tu as été créé ainsi.
On t'a conçu avec un fonctionnement bien spécifique qui t'oblige bon gré mal gré à te soumettre à ce cycle. Et tu as confiance en ce processus. Tu ne t'encombres pas de doutes inutiles, comme l'hypothèse de ne pas revenir de ton sommeil, ou l'hypothèse que l'existence soit limitée à la seule journée en cours. En fait, l'humain a confiance en ce procédé car il sait inconsciemment qu'on lui rendra son âme après lui avoir prise le temps d'une nuit.
Ce n'est pas l'humain qui décide de gaspiller le tiers de sa vie dans ces allers et venus, c'est plutôt quelqu'un qui lui a imposé cela avant sa naissance. Il a intégré cette contrainte au plus profond des humains et des animaux comme une ligne de code dans un programme. C'est lui aussi qui a décidé que les vivants ne resteraient pas éternellement sur terre, et qu'un jour, ils reviendraient tous à lui.
Le défunt en uniforme marque une dernière pause avant de terminer son explication.
— Alors, cela sera une nouvelle étape du voyage… une étape où la mort n'aura plus jamais aucun rôle à jouer.
Takeshi fait allusion à un Créateur. Il sous-entend que celui-ci est unique. Il parle aussi d'une résurrection physique comme celle du monothéisme. Je ne sais comment l'expliquer, mais j'ai toujours eu une conviction au plus profond de mon cœur. Pour moi, un tel Créateur se doit d'être omnipotent et parfait. C'est l'opposé même des divinités propres à ma culture et au polythéisme, des divinités au rôles séparés et limitées dans leurs capacités. L'idée de ces dernières me rappelle davantage les faiblesses humaines et le concept de société. En effet, qui dirigerait un tel groupe ? Quelle serait la hiérarchie ? Ces divinités en viendraient- elles à s'affronter pour le déterminer ?
C'est le silence. Takeshi a maintenant terminé son explication, et je crois qu'il m'a un peu convaincu. Le chant des oiseaux s'est aussi estompé. Et pour cause, ces chanteurs infatigables volent et tournent maintenant sur place avec une précision extraordinaire, sans jamais heurter la barrière, visiblement conscients de sa présence.
En y réfléchissant, avec ce cycle du sommeil, on fait déjà l'expérience de la mort et de la résurrection au quotidien, et ce des dizaines de milliers de fois dans une vie. J'en fais moi même l'expérience en ce moment et peut-être comme jamais auparavant. Face à ce mur invisible, c'est comme si j'étais à la limite, et que d'un moment à l'autre je pouvais basculer du côté des morts. Mais un pressentiment me fait penser que ce n'est pas encore le moment et que je vais bientôt rebrousser chemin...
— Takeshi, je suis désolé… j'aurais aimé qu'on puisse avoir ce genre de discussion du côté des vivants... Je n'ai jamais fait un seul effort pour devenir ton ami.
Je me sens hypocrite à propos de cette récente amitié que je lui porte et lui fait savoir à demi-mot. Mon cœur s'accélère, ma mâchoire se met à trembler, mes yeux deviennent humides… je suis sur le point de craquer.
C'est fait… le sujet qui me tracasse le plus depuis sa disparition est lancé, celui qui cause en moi le plus de regrets, celui qui me ronge de l'intérieur. Quel abruti que j'étais ! De son vivant, il me saluait et je lui répondait à peine, plein de lourdeur et de fainéantise. Je déteste cet horrible individu, ce monstre enfermé dans mes souvenirs du nom de Reiji. Une maigre créature déguisée en lycéen, une imposture d'humain, au visage morbide, muette et centrée sur sa petite personne. Maintenant je le sais, je suis impardonnable d'avoir laissé filer une telle opportunité, alors que je me reprochais tellement la solitude. Dans le fond, n'est-ce pas moi qui m'isolait volontairement des autres ?
Takeshi me répond.
— Nous avions des centres d'intérêt et des personnalités différentes. Ainsi est le monde des vivants, on ne peut se lier à tout le monde, dit-il posant son autre main sur le mur invisible.
— Mais tout de même… j'aurais dû faire un effort… j'aurais dû…
— Tu aurais dû faire quoi ? Répondre à mes salutations avec plus d'enthousiasme ? Et tu crois qu'on serait devenu les meilleurs amis du monde juste pour cette raison...? Ne te méprends pas, je te saluais avant tout par respect et par empathie. Je ne te voyais pas comme un ami, mais plutôt comme un collègue de classe qui avait besoin d'aide…
Il essaye de me consoler en me subtilisant le mauvais rôle. Je ne peux plus rien ajouter, envahi par des larmes et une tristesse que j'avais longtemps refusé d'extérioriser.
— C'est cruel mais parfois, la mort reste le seul moyen pour certains d'ouvrir les yeux. Quitte à ce qu'il soit déjà trop tard... Toi et moi par exemple, nous avons dû attendre un contexte exceptionnel et la mort de l'un d'entre nous afin de nous lier.
Et on pouvait pas faire plus tardif… Moi aussi je le regrette après coup. Tu es l'une des rares personnes à avoir continué à me visiter. Contrairement à certains de mes amis que j'estimais proches... Pff… même Kyoko n'est pas revenue depuis...
Takeshi s'interrompt brusquement, les sourcils froncés, pleins de regrets et d'amertume. Je le comprends. C'est au cimetière que le lien avec ses proches a été rompu, et c'est dans ce même endroit que notre amitié est née de part notre solitude commune. Takeshi me cite chacun de mes monologues, que ce soit celui à propos de la mort de mes parents, de mon isolement ayant suivi leurs disparition, de ma timidité, de mon manque de confiance en moi, et même ce monologue à propos de ma récente quête de vérité. Takeshi était bien là, six pieds sous terre à l'écoute de tous mes états d'âme.
Depuis le début de notre dialogue, sept piétons se sont ajoutés à mes côtés. Ils ont comme ressemblance la bizarrerie de porter des visages sans yeux. Aveugles, probablement sourds, ils scrutent pourtant leur montre comme pressés par un quelconque agenda.
De toute évidence la plupart d'entre eux se rendent au travail et ne profitent aucunement de notre échange, occupés par d'autres priorités. Probablement qu'ils dorment aussi dans le monde terrestre, perdu dans un wagons souterrain alors qu'ils vont ou reviennent du boulot. Durant les quelques dizaines d'années à venir de leur quotidien, ils ne s'interrogeront que rarement sur le miracle de la vie. D'ailleurs, le déclic n'aura probablement jamais lieu. Ils se contenteront d'une existence faite de déplacements dans les métros bondés de la ville, le cœur plein d'angoisse, où chaque minute est calculée. Une vie sacrifiée pour l'entreprise avec des dizaines et des dizaines d'heures de travail par semaine, jusqu'à tard la nuit. Pour tenir la route, ils jouiront de quelques divertissements, de quelques semaines de vacances annuelles, pour revivre et oublier l'effort. Certains tomberont amoureux, se marieront, auront des enfants. Mais ils finiront tous par vieillir, faiblir, et un jour ils traverseront la barrière.
Le drame dans cette existence demeure dans le fait suivant. Durant cette courte traversée d'un monde vers un autre, ils n'auront jamais trouvé un moment pour se poser et s'interroger. Ou du moins ils n'auront pas voulu le faire, et auront fait tout leur possible pour repousser cette échéance à toujours plus tard, embrassant le moment présent et rejetant inlassablement l'avenir. Mais c'est oublier que la mort demeure toujours fidèle au rendez-v...
Un hurlement me fait soudainement sursauter.
Je retrouve les individus à mes côtés toujours figés au même endroit. Donc… le cri ne peut venir que de Takeshi… La tête basse et assis à même le sol sur l'un des deux chemins de fer, celui-ci marmonne quelque chose.
— Ils me manquent… ma famille… ma mère… Kyoko… Ils me manquent tellement...
Visiblement ma peine a été contagieuse. Les morts ressentent donc aussi ce genre d'émotions...?
— Elles vont mieux, lui dis-je. Elles t'aiment énormément tu sais. Ta maman est quelqu'un d'exceptionnelle, elle est forte, incroyablement forte. Vous avez le même sourire et...
Avant que je puisse terminer, des tremblements se font entendre, de gauche et de droite : deux trains sont en approche. L'alarme du passage piéton retentit alors.
Pris d'une idée soudaine et d'un urgent sentiment de panique, Takeshi se rapproche au plus près de la barrière presque comme pour s'y coller.
— Reiji, dis leur que je...
De part son intonation il semblait vouloir terminer par les mots "... que je les aime".
Mais il marque une pause comme pour se raviser de sa première intention.
— Dis à Kyoko, que je m'excuse de ne pas avoir pu tenir ma promesse !
Tu le feras, tu me le promets ?
Je hoche un oui de la tête… Comment pouvait-on refuser une dernière requête à un mort ?
Alors que les barrières se baissent doucement, je recule de quelques pas et quitte la voie ferrée. Takeshi reste à la frontière, entre les deux voies et dans la trajectoire des trains, scrutant leur arrivée. En temps normal, la scène m'aurait interpellé, et je l'aurais invité à retourner de son côté, mais dans ce rêve je n'y trouve rien à redire.
J'ai donc préféré m'excuser plutôt que l'interroger sur les mystères de la vie et de la mort. Je profite de ces dernières secondes afin de lui poser une ultime question.
De son côté, le signal sonore se fait de plus en plus bruyant, pressant, comme pour annoncer avec tragédie la fin imminente d'un film sans que le spectateur n'ait obtenu toutes les réponses. Le grondement des deux énormes rames se fait davantage menaçant. Le sol vibre sous mes pieds. Il ne reste plus que quelques secondes.
— Où est la vérité mon ami ? Donne moi un indice.
Ma voix se perd dans l'énorme vacarme. Imperturbable malgré qu'il soit sur le point d'être percuté par l'un des deux trains, Takeshi lève lentement sa main droite et pointe délicatement son index vers le ciel.
Je lève la tête espérant obtenir une réponse claire à mes questions. Je ne trouve que le ciel magnifique de Tokyo, d'un bleu marqué, splendide et plus prononcé que jamais.
Trop tard ! Les deux trains nous séparent. La vive allure des structures métalliques crée un puissant courant d'air faisant voler mes mèches et m'aveuglant quelque peu. Entre les rames, j'aperçois Takeshi toujours là, l'index encore dans la même position, avec un léger sourire comme pour masquer sa tristesse et me dire adieu.
À chaque séparation entre deux wagons, nous avons une fraction de seconde pour nous jeter un léger regard avant de disparaître de la vision de l'autre et que s'impose à nous notre propre reflet sur les vitres du train. Le processus se répète plusieurs fois, avant que Takeshi ne bouge les lèvres pour dire une dernière parole.
Celle-ci est entrecoupée par le bruit incessant… J'essaye… d'en déchiffrer la sonorité… le sens… tandis que… mes idées… sont… sont… de plus en plus… brou… illėes...
Le rêve est terminé… Cette résurrection, ce retour du monde des morts vers le monde des vivants devait avoir lieu. C'était la conclusion que nous attendions tous à la frontière, et qui met un terme au voyage dans cet autre Tokyo maintenant disparu.
Alors que j'ouvre lentement mes yeux humides, pleins de chagrin d'avoir perdu un être cher, j'en découvre de nouveau face à moi. Leurs visages encore floues semblent m'observer pleins de joies et d'enthousiasme. Quelle surprise ! Je n'étais pas seul, des humains s'intéressaient à moi et attendaient impatiemment mon retour.
*
«C'est un miracle comme on en voit une seule fois dans une vie». Ce sont les propos des différents spécialistes ayant évalué mon état de santé. Normalement, en suivant la logique même, je ne devrais plus être présent. Mais quelque chose, non, quelqu'un, avait voulu que je survive ce jour-là.
Un traumatisme crânien, une hémorragie interne, un choc sévère aux cervicales, quatre côtes cassées, et des abrasions sur les avant-bras et d'autres multiples parties du corps. Voilà les conséquences de l'impact avec ce véhicule de trois tonnes m'ayant fait voler sur quelques dizaines de mètres. Immobile, sur mon lit d’hôpital, je ne me souviens que vaguement du choc et de cette soirée-là.
Malgré le port de cette encombrante attelle thoracique et de cette minerve, chaque geste, même le plus petit qui soit, reste une horrible souffrance. J'observe le plafond monotone de ma chambre pendant des heures et des heures durant. Mais étonnement, ce temps-là n'est pas constitué d'ennui pur. Même l'ennui avait maintenant une saveur inestimable. Celui-ci représentait le temps d'une deuxième chance, d'un nouveau départ.
Il y a deux mois, Takeshi n'avait pas survécu à son accident, et maintenant, c'était à moi d'en subir un. Mais pour une raison qui m'échappe encore, je devais survivre. Au change, je pense que toute ma classe aurait préféré le garder en vie à mes dépens, mais pourtant les professeurs et mes camarades avaient montré un grand enthousiasme à la suite de mon réveil.
Les témoins furent Aruma sensei, Hayakawa-san le délégué de notre classe, et Ogura-san. Venus me rendre visite quelques jours après mon accident, ils assistèrent à un autre miracle qui venait s'ajouter à la longue liste de cette histoire, celui de mon réveil prématuré, trois jours seulement après l'accident. Sensei en avait pleuré de joie.
Luffy, le héros de One piece me surveille de la petite étagère installée à ma droite.
Je déteste ce manga, je n'ai jamais pu le blairer ! Cette illustration d’un calendrier m'observe avec un grand sourire exagéré, le poing en avant, avec son chapeau de paille attaché autour du cou.
Sur chacune des dates du carton figure un prénom, ceux des élèves qui me rendront visite quotidiennement lors des prochaines semaines afin de m'apporter mes devoirs.
Décidément, on ne voulait pas me laisser en paix, à peine réveillé et on me rappelait à mon quotidien de lycéen et à toutes ses joyeusetés.
— C’est essentiel pour l'obtention de mon diplôme, insistait Aruma sensei.
Chaque jour, donc, un élève serait là pour me garder socialement lié à notre classe.
C'était une corvée de deux kilomètres à se farcir, distance entre le lycée et l’hôpital universitaire de Tokyo, et ce une fois par mois pour chacun des trente élèves de notre classe. Une corvée qui avait au moins le mérite de les dispenser de devoirs.
Je me demande si Hiroshi osera pointer le bout de son nez, lui et son gros corps imposant… Je découvre que sa venue n'est pas prévue avant quinze jours. Ouf !
Vu mon immobilisation forcée, peut-être qu'il gagnerait le combat cette fois-ci…
En fait, la venue d'une autre personne m'intrigue bien plus. Celle de Kyoko, la petite amie de Takeshi. Enfin son ancienne petite amie devrait-on dire vu les circonstances…
Hum, rien au 13, 14 et 15 Novembre… Rien non plus la semaine suivante, et pour celle qui suit non plus. Le cœur battant, je vérifie deux fois et ne trouve aucune date prévue pour sa visite, avant de poser mon index sur la date du 6 Décembre. Son prénom est soigneusement écrit en rose, caché par les deux autres notées de façon plus imposantes à sa gauche et à sa droite.
Elle serait donc là dans un peu moins d'un mois...! Je souffle une deuxième fois de soulagement. Je dois dire que je redoute sa venue bien plus que celle de Hiroshi, pourtant il semblait acté que l'on n'en viendrait pas aux mains elle et moi.
Dans le fonds, je savais que ce qui m'attendait était plus redoutable encore. Je devrais parler à une magnifique jeune fille de 18 ans. Oser la regarder dans les yeux malgré mon état pitoyable. Être accueillant avec un brin de discussion pour cacher ma timidité. Puis, nous allions devoir parler de Takeshi, nous allions devoir briser le tabou de sa mort. Et plus compliqué encore, il me faudra lui raconter ce rêve que j'ai expérimenté, et la fameuse promesse.
Plus le temps passe, plus les détails de ce rêve deviennent imprécis dans ma mémoire. Ainsi, malgré la douleur, je m'efforce de noter les moindre détails sur une des pages du calendrier. Je fais même un dessin représentant le Takeshi de la barrière.
Comment aborder cette histoire pour le moins surnaturelle sans brusquer Kyoko ? Et puis comment réagira-t-elle ? Est-ce qu'elle se mettra en colère, éclatera-t-elle en sanglot, me croira-t-elle ou me prendra-t-elle pour un fou, est-ce que...?
Stop ! Je prends quelques secondes et laisse mon cerveau décompresser.
Impossible d'en vouloir à Kyoko si elle ne m'accordait aucun crédit. Et pour cause, moi même, je ne suis pas certain d'avoir véritablement parlé à Takeshi. Il se peut qu'il fût simplement le fruit de mon imagination, la conséquence de mes après-midi morbides, à visiter un mort dans un cimetière. Peut-être qu'à force de vraiment vouloir un ami, et de regretter celui qui aurait pu être le mien, j'avais inconsciemment inventé une connexion entre nous.
Peut-être même que dans un excès de folie, j'avais volontairement traversé à l'aveugle ce jour-là, pour provoquer cet accident… et pour le réjoin... Non ! Qu'est-ce que je raconte ? Depuis mon réveil, mon cerveau cogite trop. Je suis un imbécile heureux, mais certainement pas un suicidaire… Enfin, je l'espère...
Même si cela ne m'enchantait pas, je devais et je voulais dire la vérité à Kyoko. Déjà à cause de la promesse. Et puis parce que ce message d'un autre monde, avait peut-être un sens profond que j'ignorais, une utilité qui viendrait soulager et aider l'adolescente.
Je ne connaissais rien de ce couple, et je n'avais aucunement connaissance d'une «promesse». Cela semble bien trop intime, trop personnel pour parler à un étranger comme moi.
Dans tous les cas, je n'ai pas le choix. Je vais devoir le faire. Dans le fond, c'est mon unique moyen d'obtenir la réponse à une question primordiale : Est-ce que cet échange avec Takeshi a bien été réel ?
Selon la réponse de Kyoko et son explication à propos de la promesse, j'aurais un verdict. Une piste pour mon cheminement spirituel et cette incroyable possibilité. Cette possibilité qu'il y ait quelque chose de l'autre côté, qu'il y ait une amitié au-delà de la barrière… et par conséquent une vie au-delà de la mort.
*
© 2022 Umino Reiji. Tous droits réservés. Une amitié au-delà de la mort.
La version livre audio du chapitre 2